Mercredi 2 octobre.
Trente-deuxième jour : Rome est à 923 kilomètres.
12 h 30, je fais une pause dans une aire de jeu à la sortie de Donnas où je savoure mon sandwich et ma rencontre à l’entrée du village avec un des fleurons de la « Route des Gaules » : un tronçon de voie romaine avec une arche le tout taillé dans la roche.
Ce genre de vestige, vieux d’environ deux millénaires, m’émeut tout particulièrement. Comment ont-ils réussi à réaliser ça avec les moyens de l’époque ? Combien de vies humaines cela a-t-il coûté ? Cela emporte l’imagination, je visualise les chars, les légions romaines ou les simples commerçants qui l’empruntaient… Le tracé de la voie romaine se poursuit ensuite, rectiligne, dans le vieux village qui s’est construit autour d’elle, pour aboutir à cette aire réservée aux enfants. Un lien entre passé et avenir.
Ce matin je suis sorti de la Poste de Verres à un peu plus de 8 h 30. En principe elle ouvrait à 8 h 20, mais ce fût à 26. Les deux personnes qui attendaient avec moi en rigolaient avec un air entendu. Il faut reconnaître que cela arrive aussi chez nous et puis l’opération d’expédition de mon colis n’a pris que quelques minutes ce qui rachète cette petite imprécision au démarrage. C’est donc environ un kilo que je ne vais plus avoir sur le dos qui va m’en remercier. Coût de l’opération : 9 € 80, soit à peu près un centime d’euro le gramme. En Suisse c’était le double !
En allant à la Poste j’avais ressenti une petite raideur, une petite douleur, dans le bas interne du mollet, dans le talon d’Achille gauche. Après quelques étirements elle avait disparu. Il faudrait que je pense à en faire systématiquement matin et soir.
À l’auberge de jeunesse au repas du soir et ce matin au petit-déjeuner nous avons tous fait un peu mieux connaissance. Les Québecois, Carole et Pierre, sont de la région de Montréal. Odile et Paul et leur amie Josette, eux, sont des Vosges. Hier soir Josette ne se sentait pas bien et n’avait pas participé au repas, mais ce matin elle semblait aller mieux.
Nous avons aussi beaucoup discuté, échangé sur nos motivations, notre vision de ce périple. Pour Jean-François, qui soit dit en passant a soixante-dix-sept ans, seul compte le but « spirituel RELIGIEUX » vers lequel on se dirige, tout le reste n’est que contingence matérielle. Je reconnais que sur le Chemin de Jérusalem vu le manque de structures d’accueil et de balisage il faut être porté par quelque chose de puissant, il faut avancer avec courage et débrouillardise, tu ne sais pas où tu seras le soir, ce que tu rencontreras en route, c’est la vraie aventure. Mais il y a des gens qui accomplissent des exploits et qui ne sont portés que par la réussite de leur projet, par exemple ceux qui gravissent des sommets de plus de huit mille mètres ou qui traversent des océans en solitaire. Dans tous les cas ici c’est quand même plus simple, tu peux te fixer un objectif à ta portée, le dépasser ou au contraire y renoncer et t’arrêter si tu ne peux pas l’atteindre. On n’est pas dans l’exploit.
Tous les jours avant de partir, Odile, elle, se dit qu’elle va marcher pour untel ou unetelle. Pierre, lui, tient à jour un petit carnet, environ une page par jour, où il consigne les idées fortes de son Chemin et comme Jean-François il note aussi les intentions de prières qu’ils reçoivent : « vous penserez à moi, vous prierez pour moi à Rome… ». J’en ai également reçues et pour le moment je les ai juste en mémoire. Bien sûr je ne prierai pas pour eux, mais je penserai à eux, je les associerai à mon arrivée à Rome, que ce soit ceux rencontrés en route et qui m’ont fait cette demande, ou simplement des proches, ou ceux qui m’ont hébergé, tous font partie du voyage et contribuent à son éventuelle réussite par le soutien qu’ils m’ont apporté quelle que soit sa forme.
Mais ils ont sans doute raison je devrais peut-être les noter, car la mémoire me fait parfois défaut, surtout pour les noms de lieu. Quand on me demande « Vous êtes passé là ? » j’ai quelquefois des difficultés à associer le nom d’une ville à un souvenir, même si en fait je peux pratiquement revivre en pensée mes Chemins jour par jour. Bien sur impossible d’oublier Burgos ou Lèon, mais lors de mon étape à Goumoëns, mon hotesse Delphine m’avait appris qu’une association du village gérait un gîte sur le Chemin de Compostelle. À la description qu’elle m’en fît je visualisais très bien ce refuge pèlerin et son accueil chaleureux, mais impossible, elle comme moi, de nous souvenir du nom ; depuis il m’est revenu en mémoire, il s’agissait de l’étape de Belorado sur le Camino Frances.
Pour ce soir j’ai retenu une place au gîte La Grange, une ferme qui pratique l’agrotourisme à Pont Saint-Martin où il y a une machine à laver : hier je n’ai pas pu profiter de celle de l’Auberge, il y avait la queue, une deuxième chance m’est donnée. Jean-François ira à l’hôtel et j’apprends que les autres ont réservé leurs places dans le même gîte et comptent y faire la cuisine. Économiquement c’est le meilleur choix. Mais je ne veux pas m’imposer, je pourrai toujours aller au restaurant ou acheter des provisions… on va voir.
À la sortie de Verres on suit une rivière assez importante la Doire Baltée (Dora Baltea). Le Chemin traverse beaucoup de petits villages pas très éloignés les uns des autres, les rues y sont étroites et on dirait que chaque maison a sa parcelle de vigne en treille et son chien. Ils m’accompagnent de leurs aboiements, mais heureusement ils sont enfermés ou attachés et ne me sautent pas dessus. Les gens eux sont cordiaux, souvent même ils lâchent leur ouvrage pour faire un petit signe de la main. Il y a aussi quelques vaches avec leur clarine qui comme les vignes sont quelquefois coincées dans de petits terrains entre les maisons. Comme déjà vu en Espagne, des bouteilles en plastique pleines d’eau pendent, accrochées aux supports des vignes, pour éloigner je ne sais quel mauvais esprit.
On est souvent sur du goudron, mais il y a peu de passage et pas de fortes côtes. L’étape fait une vingtaine de kilomètres, je prends mon temps.
À la sortie d’Arnald le Vieux dominé par son château, une petite église avec un porche ouvragé, San Martino, est pour une fois ouverte, mais il faut payer si on veut franchir la porte vitrée qui donne accès au chœur. À l’extérieur des panneaux d’affichage présentent des avis de décès, avec, selon la tradition italienne, la photo des disparus, collés les uns par-dessus les autres comme des affiches électorales.
Un peu plus loin on passe sous la voie ferrée et on se trouve face à l’ancien pont d’Echallod, étroit à trois arches, majestueux, qui nous conduit sur l’autre rive de la Doire Baltée où se dresse un petit oratoire daté de 1829 portant la mention « PRIER POUR LES TRÉPASSÉ » (sic) qui rappelle qu’en vallée d’Aoste on parle français. Un groupe de cycliste m’encourage.
Bientôt on quitte les bords de la rivière pour cette fois longer l’autoroute avec en ligne de mire le fort de Bard.
Hier soir j’ai regardé dans une glace mon épaule droite, elle est vraiment affaissée et par moment elle me fait un peu souffrir, mais c’est supportable et en général elle se fait oublier. On a tous des histoires un peu similaires, Jean-François s’est fait renverser par une voiture lors d’un de ses périples, heureusement plus de peur que de mal, il avait tout de suite vérifié l’intégrité de ses clavicules, sinon plus de portage possible et fin du voyage.
Bientôt on atteint Hône qu’on quitte en retraversant la voie ferrée puis la rivière pour entrer dans Bard dominé par son fort impressionnant. Des ruelles mènent jusqu’au pied du fort qui vaudrait sans doute une visite, puis on redescend au niveau de la rivière pour bientôt arriver, au détour d’un virage, en vue de la voie romaine de Donnas dont je vous ai parlé plus haut et dont la proximité d’une voie rapide ne peut gâcher l’impact visuel et émotionnel qu’elle me procure.
13 h 30 j’entre dans Pont Saint-Martin par l’avenue Émile Chanoux. Dans cette région de nombreuses rues portent ce nom, renseignement pris il s’agit d’un des principaux protagoniste de l’autonomie du Val d’Aoste et qui fut assassiné par les fascistes.
Je suis en chemisette et les gens sont habillés comme en hiver. Je ne sais pas si c’est la rentrée ou la sortie des classes, il y a plein de gamins avec leur cartable, ou plutôt leur sac à dos, et pour certains leur valise à roulette.
Ma première visite est pour le fameux pont romain, lui aussi vieux de plus de 2 000 ans. Impressionnant et encore une fois mon imagination s’envole. Il franchit un torrent, le Lys, qui comme nous l’expliquera notre hôtesse ce soir, sous l’effet des eaux qui dévalent de la montagne prend parfois une puissance telle qu’il fait barrage aux eaux de la Doire Baltée dans laquelle il se jette, qui du coup sort de son lit et provoque de graves inondations, comme en 2000.
Après quelques errances malgré les renseignements pris dans un bar-tabac où heureusement on parlait français (« Prendre la deuxième sortie au prochain rond-point, puis première sortie au rond-point suivant… ») j’atteins enfin le gîte, un peu en dehors de la ville, où mes compagnons, sans surprise compte-tenu de mon rythme, sont déjà là.
Vers 18 heures, après les ablutions d’usage et une petite sieste, nous sommes conviés à partager un apéritif dans la cave de l’auberge aux murs décorés par une collection de clarines de toutes tailles, merveilleusement décorées, trophées de concours remportés par le bétail de la ferme. Aquilla, notre hôtesse, avait préparé du boudin, de la viande fumée, de la viande des grisons, du lard en lamelles blanches qui contre toute attente ne semblaient pas grasses au goût, le tout arrosé du vin de sa propriété. Tout était excellent. Un moment gastronomique et convivial où chacun s’est un peu plus dévoilé, y compris Aquilla qui, du même âge que Jean-François, n’a pas eu une vie très facile. Moment harmonieusement complété par le repas concocté par mes compagnons auquel ils m’ont généreusement invité avec en point d’orgue les paupiettes cuisinées par Pierre le Canadien. Cerise sur le gâteau, à peine arrivé au gîte je m’étais renseigné au sujet de la machine à laver : en fait elle n’est pas en accès libre, mais Aquilla m’avait gentiment proposé de laver mes vêtements, ce que j’avais accepté avec gratitude !
859 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 20 aujourd’hui.
Ci-dessous une galerie de photos, d’éventuelles précisions sur des curiosités locales, la navigation vers les étapes suivantes ou précédentes et la possibilité de déposer un commentaire.