Jeudi 10 octobre.
Quarantième jour : Rome est à 701 kilomètres.
Un peu plus de huit heures, je quitte à nouveau Orio Litta et ses accueils chaleureux après avoir consommé un croissant et un café americano dans un bar.
À mon lever la grosseur en bas de mon abdomen avait disparu. Mais ce n’est pas un miracle, elle est juste enfouie à l’intérieur. En ce moment je la sens, j’ai le ventre lourd. J’ai réglé mon sac pour que la ceinture ventrale ne me serre pas, du coup ce sont les épaules qui vont tout supporter. Le moral n’est pas exactement au beau fixe, un peu comme le temps, la Villa Litta Carini se cache dans la brume. Hier soir le maire m’a dit que le temps allait se rafraîchir, mais n’a pas parlé de pluie.
Hélène a pu joindre notre médecin. Si la hernie n’est pas trop importante je pourrai envisager de continuer, mais pour le savoir il faut impérativement consulter. Elle conseille de le faire immédiatement, mais je préfère aller à l’hôpital à Piacenza. Si j’ai la chance de pouvoir poursuivre ce périple, il va falloir assurer, être modeste, rengainer tous les défis genre « objectif 31 octobre ».
9 h 20, je suis à l’embarcadère qui jouxte le village de Corte Sant’Andrea. Comme Sigéric, mais dans l’autre sens puisque lui revenait de Rome, je vais traverser le Pô, . De son temps le trafic était sans doute beaucoup plus important : aujourd’hui je suis seul à attendre.
9 h 27 mon bateau-taxi, le « Transitum Padi », arrive. Belle ponctualité. J’embarque, personne d’autre ne s’est présenté, je suis l’unique passager. Les rives du Pô estompées par la brume défilent à vive allure, le Pô a un fort courant et charrie quelques branchages. Le vent dû à la vitesse me frappe au visage et s’engouffre dans ma cape que je cramponne. Le moteur vrombit. Une vingtaine de minutes plus tard nous accostons sur l’autre rive. Le batelier est chaleureux mais visiblement pressé, après s’être assuré que j’avais bien débarqué avec tout mon barda, il m’indique vaguement la direction à suivre et s’éloigne. Si en termes de convivialité je suis un peu frustré cet interlude au milieu de tous ces jours de marche a un côté magique.
10 h 50 je me suis fourvoyé, je me suis laissé entraîner à suivre la digue qui longe le fleuve, alors qu’en fait le Pô fait un grand méandre que j’aurais dû couper. Je rectifie le tir. Le silence est incroyable. Quelques arbres se découpent dans la brume avec quelques fois la silhouette d’une ferme. De temps en temps je sens un petit tiraillement dans le ventre et c’est comme si j’étais ballonné, peut-être est-ce simplement que je m’observe trop. Heureusement cela ne m’empêche pas de marcher. Je continue.
11 h 20 j’ai retrouvé le marquage de la via Francigena. J’ai l’impression qu’il va y avoir pas mal de goudron. Quand je marchais sur la digue il y avait deux chasseurs et leur chien qui d’un seul coup est venu vers moi. Il était plein de bave, sans doute excité par la chasse. Il est resté accroché à moi à aboyer. Je le tenais à distance avec mon bâton. Son maître l’appelait, mais il ne voulait rien savoir. Cela a duré quelques minutes puis d’un coup il est parti. C’était quand même un peu stressant. De temps en temps je sens mon problème qui se manifeste, comme si on me tirait sur les boyaux, comme si on me tiraillait l’anus. On ne peut pas dire que ce soit douloureux, mais il me tarde d’arriver.
Cheminements, la série de livres (papier et ebook) relatant mes marches jusqu’à Compostelle est disponible ICI.
13 h 30 je continue, en avant vers Piacenza. En fait je suis un grand axe routier avec un flot de circulation continu. Je m’extrais du vacarme en entrant dans ma bulle et je me concentre sur la marche. Un peu avant j’ai fait une pause casse-croûte dans un bar où j’en ai profité pour réserver une place à l’hôtel VIP. J’ai quitté le balisage de la via Francigena, je me guide désormais avec les pictogrammes universels « croix rouges » qui indiquent la direction de l’hôpital.
16 h 30 j’y suis. À l’accueil je montre mon aine en disant « hernie ». « Ernia ? ». Oui ! Voilà que je comprends l’italien. Je suis orienté vers les urgences où je suis accueilli par deux personnes âgées, une femme et un homme, sans doute des bénévoles, qui guident les patients dans leurs démarches. Ils m’accompagnent aux admissions où chacun décrit son problème. L’homme parle français ce qui facilite l’entretien. On me prend la tension : 17-9. Je suis à peine stressé !
Le médecin qui me reçoit, une femme, parle anglais, et cette fois ce sera le mot « hernia » qui sera utilisé. Dommage que ce ne soit pas aussi facile pour tous les mots. À la question qui me préoccupe « Puis-je continuer à marcher vers Rome ? », elle me confirme, après auscultation, que ce sera possible moyennant l’usage d’un « special underwear » qui va comprimer la grosseur et la maintenir dans la cavité abdominale, mais que si un jour je n’arrive pas rentrer la protubérance, sans jamais forcer évidemment, il faudra me rendre de toute urgence dans un hôpital pour m’y faire opérer. Ce n’est pas la situation idéale, il va falloir être prudent, mais je suis soulagé : je vais pouvoir poursuivre mon périple.
Si en Espagne la carte européenne d’assurance maladie m’avait évité de débourser quoique ce soit, ici il m’en coûte 25 euros à me faire rembourser à mon retour en France. Muni de l’ordonnance pour un bandage herniaire je me précipite dans une pharmacie où l’officiant nous défigure, moi et mon sac à dos, comme si nous venions de Mars, et finit par me tendre mon sésame pour Rome, moyennant 80 euros. Les rustines coûtent cher.
Arrivé dans ma chambre je déballe la précieuse prothèse qui tient pour moitié d’une ceinture de chasteté moyenâgeuse et pour moitié d’un accessoire sado-maso, enfin tels que je les imagine. Elle est composée d’une ceinture à laquelle est attachée une sorte de bretelle, mais qui passe entre les jambes, munie d’une partie plus épaisse au niveau de l’aine destinée à la comprimer pour empêcher mes boyaux de s’échapper. Après quelques essais je réussis à la mettre correctement en place et je sens que tout est bien rentré dans l’ordre, que tout est bien maintenu en place.
18 h 30, après un petit repos bien mérité je pars explorer le centre-ville. Une occasion de tester mon nouvel harnachement. Comme dans beaucoup de villes italiennes le centre, magnifique, est piétonnier. Sur la Piazza dei Cavalli de la musique s’échappe du Palazzo Comunale, magnifique bâtiment qui borde la place. Curieux je m’approche, c’est un concert-apéritif donné en l’honneur de Verdi. J’essaie de jouer le pique-assiette, mais il faut un badge. Tant pis, je me contente de profiter du concert. L’ambiance est festive et cosmopolite.
En continuant mon petit tour touristique de la ville, parmi d’innombrables bars, je trouve une pizzeria. Il n’est même pas 19 h 30, l’établissement est pratiquement vide et le garçon m’installe à une table pour quatre. J’ai commandé une salade mixte et un quart de vin « della casa ». Petit à petit toutes les tables se sont remplies. Le garçon devait avoir hâte que je libère la mienne parce qu’il ne m’a pas proposé de café à la fin de mon repas.
Demain j’aimerais aller jusqu’à Chiaravalle, à environ 35 kilomètres. Je me sens à l’aise avec mon bandage même s’il faut reconnaître que ce n’est pas d’un confort absolu. Pour que notre équipe fonctionne il va falloir que nous fassions vraiment connaissance, que nous nous habituions l’un à l’autre, car nous avons encore un bon bout de chemin à parcourir ensemble.
1087 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 26 aujourd’hui.