Mercredi 9 octobre.
Trente-neuvième jour : Rome est à 728 kilomètres.
8 h 15, je quitte l’association Saman. où j’ai passé une excellente nuit. J’avais mis mes bouchons d’oreille et je n’ai pas entendu mon réveil. Fort heureusement je ne suis pas arrivé en retard pour le petit-déjeuner servi à sept heures et demie, non pas qu’il m’aurait fait défaut, mais je n’aurais pas voulu être le « mauvais exemple », aller à l’encontre de la discipline qui est demandée aux pensionnaires dans le cadre de leur thérapie, d’autant plus que cette nuit je n’ai pas respecté la consigne : j’ai utilisé les sanitaires des dames, quand la nature commande il faut parfois aller au plus court. Mais apparemment personne ne s’en est aperçu, tout le monde dormait à poings fermés, peut-être un effet « pastilla ». Pas vu, pas pris. Ouf ! Même si au début j’avais été un peu déconcerté par l’ambiance, ce fût une belle expérience, avec un accueil chaleureux de tous.
8 h 25, je repasse devant le château croisé hier soir et il se met à pleuvoir. Je m’équipe : cape et guêtres.
Après Belgioioso, on suit une petite route de campagne sans difficultés et sans grande circulation. Mais est-ce la brume, la pluie ou le goudron ? je ressens un sentiment de vague à l’âme. De plus j’ai comme des crampes au ventre ; pourtant au réveil tout allait bien, peut-être quelque chose qui ne m’a pas réussi au petit-déjeuner. Bon. En avant ! Ce n’est pas le moment de flancher : penser à l’« objectif 31 octobre ».
Heureusement peu après la sortie de la ville le trajet emprunte un chemin qui s’enfonce dans la campagne arpentée dans la brume par des chasseurs, traverse la rivière Olona où c’est au tour des pêcheurs de tenter leur chance, longe un canal, traverse le village de Costa de’ Nobili, puis zigzague à travers champs.
Midi, je sors d’un bar à Santa Cristina où un garçon sympathique parlant un peu français m’a servi mon désormais menu rituel « sandwich-coca ». Les patrons, très accueillants eux aussi, accompagnés d’un petit bébé, étaient asiatiques. Ce ne sont pas les premiers que je croise, peut-être se lancent ils dans l’aventure de reprendre des commerces en difficulté dans cette région. Confiant dans la luminosité du ciel j’avais naïvement enlevé ma cape avant de quitter le bar, mais en fait il pleut. Un carillon sonne midi sur l’air d’Ave Maria. Mon ventre est toujours sensible. Je ne sais pas si c’est la ceinture du sac qui me serre trop ou un autre problème, mais j’avoue que c’est très inconfortable.
Environ quatorze heures, je quitte Chignolo Po et son impressionnant château. Pour calmer mon ventre j’ai essayé une pseudo-marche afghane : une inspiration sur trois pas, blocage de la respiration sur un pas, expiration sur trois pas, puis à nouveau blocage sur un pas. Cela m’oblige à me tenir droit et cela me donne de l’allant. Je ne peux pas dire que ce malaise a totalement disparu, mais il semble s’atténuer.
15 h 20 je suis en vue de Orio Litta. À Lambrinia le trajet indiqué par mon guide conduisait à une impasse. J’ai perdu une bonne demi-heure à sillonner les rues à rechercher une issue pour enfin déboucher sur un passage à niveau fermé : une occasion de m’arrêter et de m’assoir un moment. Comme hier en fin d’après-midi le ciel est bleu. Il fait bon. J’ai rangé la cape sur mon sac. Profitons de l’instant parce qu’au loin des nuages gris menacent à nouveau.
15 h 45, j’arrive à Orio Litta que je traverse sans visiter son église en réfection et sans m’attarder devant la Villa Litta Carini une demeure elle aussi impressionnante. J’ai hâte d’arriver à l’embarcadère du bac qui permet de traverser le Pô. Le guide conseille de réserver son passage, mais je tente ma chance, mon amie Anne avait pu embarquer sans réservation. Dans l’incertitude je n’ai rien retenu pour dormir sur cette rive ou l’autre. On verra. Il fait très beau. Il me faut encore environ une heure pour être fixé sur mon sort. Suspense !
17 h 40, ce qui semblait tourner à la galère se termine de façon miraculeuse. Sans doute du fait de la faible fréquentation en cette saison, il n’y avait pas de bateau. Pari perdu. Je suis donc revenu en ville. En route j’ai appelé en vain de nombreuses fois l’adresse indiquée sur mes documents. Erreur de numéro ou là encore fermeture pour la saison ? J’envisageais d’aller à la ville voisine à cinq kilomètres à l‘écart du chemin, quand une voiture s’arrête à mon côté. Je me précipite et tente d’expliquer la situation au conducteur. Il connaît l’accueil pèlerin que je convoite, et après en avoir rectifié le nom que j’avais écorché, m’explique comment m’y rendre. À mon air ahuri devant ses explications auxquelles je ne comprends rien il me fait signe de monter. Mais mon sac à dos à dos ayant du mal à entrer sur le siège arrière il se ravise et me propose de le suivre. Bien sûr il roulait lentement, mais après cette journée un peu longue, environ trente-cinq kilomètres avec l’aller-retour à l’embarcadère, j’avoue avoir eu un peu de mal à suivre. Enfin il s’arrête devant un bâtiment où quelqu’un nous attendait, peut-être l’avait-il appelé pendant que j’essayais d’enfourner mon sac.
Cheminements, la série de livres (papier et ebook) relatant mes marches jusqu’à Compostelle est disponible ICI.
C’était le maire d’Orio Litta ! Enthousiaste, il me raconte qu’il a aménagé un refuge pour pèlerins dans la mairie. Il en est très fier, m’en vente les mérites et m’en confie les clés. Ce soir j’y serai seul et le 413ᵉ pèlerins de l’année, dont beaucoup de Français, à en profiter. Une belle rencontre, à en être presque heureux d’avoir raté mon bateau, mais mieux vaut être prudent, à peine installé je réserve un passage pour demain matin : l’embarquement sera à 9 h 30.
L’euphorie aura été de courte durée. En me savonnant sous la douche je sens quelque chose d’anormal dans le bas du ventre, à gauche. Comme une boule, un renflement. Après vérification, tout le reste de mon anatomie dans cette région est bien à sa place habituelle. Petite panique. Une tumeur ? Cela ne fait pas mal et quand j’appuie doucement sur cette grosseur elle rentre dans l’abdomen. De même, quand je m’allonge, elle disparaît. D’après mes vagues connaissances sur le sujet, et après une recherche sur Internet, cela ressemblerait plutôt à une hernie, une hernie inguinale. Dans tous les cas c’est un choc. J’ai peur que le voyage s’arrête ici. Même si ce n’est qu’une hernie, puis-je continuer à marcher ? En route, tous ces malaises abdominaux étaient sans doute des symptômes que je n’ai pas compris. Mais avant d’envisager le pire je vais demander l’avis d’un médecin. J’appelle ma femme : Allo Hélène bobo ! Elle va essayer de contacter notre médecin généraliste.
En attendant il faut quand même penser à s’alimenter. Le maire m’avait recommandé une pizzeria, mais mon cerveau, occupé à broyer des idées noires, n’est pas au maximum de ses possibilités et je ne la trouve pas. Heureusement je croise l’« Osteria della Via Francigena » où la patronne me confirme qu’on peut y manger malgré l’heure tardive et me propose quelque chose dans l’énoncé duquel je comprends le mot « pasta » : j’acquiesce immédiatement. Pendant que nous discutions les gens au bar sont sortis et je me suis aperçu que j’étais désormais le seul client. Rapidement je comprends qu’en fait l’établissement vient de fermer et qu’elle me fait une fleur en me servant. Bientôt elle réapparaît avec une platée gargantuesque de pâtes et me demande si je veux de la viande ou du jambon. Je choisis le jambon pour ne pas la forcer à cuisiner et abuser de son hospitalité et là encore elle revient avec une assiette pour quatre garnie de sortes de pickles que j’ai accompagnée d’un quart de vin. Ce n’était peut-être pas très gastronomique mais cela comble un pèlerin, surtout quand il a besoin d’un peu de réconfort. En fin de repas mon hôtesse me présente un Livre d’Or rempli de commentaires enthousiastes bien mérités auxquels j’ajoute le mien.
Ce soir lors de mes déambulations à la recherche d’un restaurant je n’ai jamais eu mal, alors j’ai décidé de tenter d’aller au moins jusqu’à Piacenza (Plaisance en français, tout un programme en d’autres circonstances) à vingt-six kilomètres dont quatre en bateau. Orio Litta est une petite ville de la taille de mon village, Auffargis, environ deux mille habitants, consulter à l’hôpital de Piacenza me semble plus sécurisant. Une occasion de faire une étude comparative avec celui de Salamanque en Espagne que j’avais fréquenté lors de mon périple sur la Via de la Plata.
1061 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 27 aujourd’hui.