Dimanche 6 octobre.
Trente-sixième jour : Rome est à 820 kilomètres.
J’ai quitté le studio vers 7 h 30. J’entame ma sixième semaine.
Les Français ont décidé de prendre le train jusqu’à Robbio puis de continuer à pied jusqu’à Mortara où nous devons tous nous retrouver. Odile avait commandé ses chaussures par Internet et il doit y avoir un problème, car elle a désormais des ampoules qui l’handicapent sérieusement. Quant aux Québecois, ils sont partis tôt ce matin, ils avaient envie d’être seuls : « Avec eux il faut s’arrêter tout le temps, on ne marche pas à notre rythme… », quelques tensions comme je le sentais.
Peut-être que ma présence aussi commence à leur peser : hier soir dans un premier temps Paul avait réservé cinq places pour l’étape d’aujourd’hui alors que nous sommes six. Ensuite cela a été rectifié, mais quand on cherchait un restaurant il demandait toujours s’il y avait de la place pour cinq personnes. Alors soit il est fatigué, soit c’est l’acte manqué. Il est sans doute temps qu’on se sépare. Demain je vais essayer d’aller à Pavie directement, 43 km à plat, c’est faisable. Je n’aurai pas beaucoup le temps de visiter la ville, mais ce n’est pas vraiment le but de ce périple.
Cette nuit j’ai eu froid, je ne sais pas si mes compagnons de chambre avaient laissé la fenêtre ouverte, ces Québecois sont habitués aux températures arctiques, alors je me suis enfilé dans mon sac de couchage sous les couvertures et j’ai enfin pu m’endormir.
Hier soir je me suis aperçu que j’avais encore oublié ma serviette. C’est celle que j’avais « empruntée » aux Sœurs de « La pelouse » à Bex. « Bien mal acquis… ». Cela n’allège pas pour autant mon sac, il me pèse et tire d’un côté. Il va falloir que je le règle. Mais je suis en forme et prends plaisir à marcher seul…
En partant on traverse la place Garibaldi où la statue du grand homme est ornée d’une écharpe tricotée tricolore, peut-être que lui aussi trouve les nuits fraîches.
À la sortie de la ville la route est en travaux et sur le pont qui enjambe la Sesia il n’y a pratiquement plus de place pour les piétons. Un passage stressant.
Pour le moment c’est moins aride qu’hier, de temps en temps le chemin suit une digue, les rizières alternent avec des vignes et des plantations de peupliers, on entend des cloches et surtout le ciel est bleu et il y a un peu de soleil ce qui change tout.
10 h 15 je suis à Palestro.
11 heures, peu de temps après avoir profité d’un petit banc obligeamment installé le long de la VF par une association je m’aperçois que je n’ai plus mon bâton : demi-tour, « quand on n’a pas de tête… »
Environ midi, j’arrive à Robbio accompagné par quelques gouttes de pluie. Je trouve un bar en faisant un détour par le centre-ville. Personne n’y parle français ou anglais. Je sors mon dictionnaire. Un des clients me dit parler anglais et essaye de m’aider, mais… je n’y comprends pas grand-chose.
Le bar est tenu par une jeune femme asiatique qui vient à mon secours. On arrive à se comprendre en échangeant quelques mots basiques du vocabulaire de survie : prosciutto (jambon), formaggio (fromage), panino (sandwich). Je lui demande s’il y a du Wifi. Elle a un regard interrogateur, quand tout à coup son visage s’éclaire : « WaïFaï ? ». Il fallait prononcer à l’anglaise ! Sur son portable elle me montre une photo de la clé d’accès, un code biscornu avec une trentaine de caractères. J’essaie trois fois de suite et j’échoue autant de fois. Quand la patronne revient avec mon sandwich je lui fais comprendre que ça ne marche pas alors elle me tend son téléphone ouvert sur Google pour que j’y fasse ma recherche. Je la remercie et lui fais comprendre que ce n’est pas urgent. Alors elle me demande si elle peut prendre mon téléphone et elle tape la clé. Elle échoue une première fois, ce qui quelque part me réjouit, je ne suis pas le seul, mais réussit au deuxième essai. Je passe prés d’une heure dans cette bonne ambiance chaleureuse.
Cheminements, la série de livres (papier et ebook) relatant mes marches jusqu’à Compostelle est disponible ICI.
Je sors du bar vers 13 heures accompagné de grands sourires, de signes de mains et d’une pluie battante. J’ai attendu d’être dehors pour ne pas faire tout voler autour de moi en mettant ma cape dans un grand geste de toréador. Me voilà sous ma cape, sous la pluie, j’avoue que j’aime cette sensation d’être dans ma bulle… quand ça ne dure pas trop longtemps. J’espère qu’il en est de même pour ceux qui ont pris le train, car ils n’auront pas profité de la section ensoleillée.
Arrivée à Mortara un peu avant 16 heures. Depuis Robbio la pluie n’a pas cessé, tantôt drue, tantôt plus calme. En route un panneau indiquait 16 °C. Le parcours était principalement sur route. Souvent les gens en voiture, baissant parfois leur vitre, m’ont fait de petits signes, même les jeunes. C’était encourageant.
À 16 h 15 je suis devant l’hôtel, il est fermé avec un panneau indiquant « Fermé le samedi et le dimanche », mais je sais qu’on a eu droit à une dérogation. J’appelle Paul pensant qu’ils sont peut-être à l’intérieur, mais ils ne sont pas encore arrivés, ils se sont perdus. Il pleut de plus en plus. En les attendant pour qu’ils contactent le propriétaire dont je n’ai pas le numéro je fais un petit tour de quartier et tombe sur la basilique San Lorenzo ornée d’une belle façade. Il y a un baptême en cours et je ne peux pas vraiment la visiter. Pas de nouvelles de Pierre et Carole. J’apprendrai plus tard qu’ils étaient arrivés juste avant moi, avaient appelé le patron qui était venu leur ouvrir puis étaient allés prendre un pot.
Pendant que les uns et les autres prenaient leur douche, Josette est allée nous acheter des petits gâteaux, un assortiment de petits fours, et une bouteille de vin pétillant, c’était sympathique et bon. Extérieurement tout se passe bien, il y a même ce genre d’attention, mais, tour à tour ils viennent se confier à moi, me faire part de leurs frustrations ou ressentiments, je suis la soupape du groupe. À moins que ce soit moi l’origine de la tension, comme dans ces films où un inconnu débarque dans une famille et la fait éclater, chacun se révélant sous un autre jour à son contact. Mais ce doit être une pensée égocentrée.
Dans la soirée, Anne, l’amie qui m’a précédé sur la via Francigena, m’a fait la surprise de me téléphoner depuis le Portugal où elle est sur le Camino Portuges : il y fait le même temps de chien.
Le soir, au restaurant, nous avons évidemment évoqué nos différentes expériences de cette journée de marche. Les Français étaient bien sûr déçus d’avoir choisi la partie pluvieuse et en plus très goudronnée. Avec Carole on s’est aperçu qu’on avait pratiquement pris les mêmes photos. Pierre m’a en a fait voir une dont il était content et maladroitement j’ai dit « Ah, c’est dommage ce talus au premier plan ». Lui qui n’aime pas les conseils j’espère ne pas l’avoir vexé.
Demain j’avais prévu d’aller jusqu’à Pavie pour créer le creux, mais ce n’est pas raisonnable, surtout s’il continue à faire ce temps pourri. L’étape proposée par le guide est de l’ordre de 16 kilomètres. Le plus simple sera plutôt de grouper l’étape Pavie et la suivante, cela fera 32 kilomètres et me laissera un peu de temps pour visiter Pavie. Dans tous les cas ce compagnonnage n’est pas non plus l’enfer. Odile avait vu qu’une serviette était restée sur un séchoir au gîte de Santhià, mais comme j’étais encore dans le dortoir et qu’elle ne savait pas que c’était la mienne, elle n’en avait pas parlé. On ne peut pas à la fois vouloir être indépendant et être materné ! D’ailleurs quand j’ai annoncé que j’avais envisagé d’aller directement à Pavie, tout le monde a crié « Au fou ! » et Odile a ajouté « ça c’est une crise d’adolescence » !
974 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 32 aujourd’hui.