Mardi 24 septembre.
Vingt-quatrième jour : Rome est à 1136 kilomètres.
Huit heures trente, la Via Francigena en Suisse emprunte la « Route 70 », qu’on pourrait traduire par « GR 70 ». Pour le moment elle longe les rives du Lac Léman, une tentation permanente à prendre des photos même si le ciel est assez couvert. Jogging, marche nordique, beaucoup me doublent ou me croisent, d’autres promènent leur chien, tous profitent du temps très doux.
Pendant la nuit le quatrième larron de la chambrée est arrivé à vingt-deux heures passées. Un autre n’a pas cessé de ronfler et celui qui était au-dessus a gémi et s’est retourné sans arrêt en sautant comme une crêpe, « Hop ! Shlack !». Peut-être était-il malade ? Avant de quitter l’auberge je suis repassé par la chambre, j’avais oublié de récupérer la serviette de toilette qui m’avait été prêtée la veille, il n’était plus là : donc ça n’allait pas si mal, au moins il était conscient. Comme dans toutes les Auberges de Jeunesse ou équivalents, chacun mène sa vie avec ses propres horaires, ce qui n’est pas l’idéal pour la convivialité… et les nuits paisibles.
La cuisine n’ouvrant qu’à sept heures trente, j’avais mis mon réveil à sept heures, j’étais le premier levé. Le temps de fignoler mon sac je suis descendu à la salle à manger où un groupe avec des sacs à dos beaucoup moins gros que le mien était déjà installé. Une dame m’a demandé « Via Francigena ? » dans ce qui semblait être de l’italien. J’ai cru comprendre qu’ils partaient en direction du col du Grand-Saint-Bernard. Le temps de boire mon café, ou plutôt le temps d’attendre qu’il refroidisse, car le plus souvent mon gosier le trouve trop chaud et si j’y ajoute de l’eau froide le trouve insipide, de rendre cette fameuse serviette ainsi que la carte magnétique qui m’avait servi de clé, je quittai la Guest-House à huit heures pile.
Lausanne est une ville très animée, mais je ne crois pas que j’aimerais y vivre, trop de pentes à mon goût. On y croise beaucoup de trottinettes, dans les montées il faut sans doute être courageux, mais dans les descentes cela doit être le pied ! Ici c’est plat, très beau, l’autre rive se dissimule sous un léger brouillard. Le parcours prend son temps, il épouse tous les méandres du bord du Lac ce qui explique peut-être les trente-trois kilomètres que m’annonce mon guide pour rejoindre l’Auberge de Jeunesse de Territet, à la sortie de Montreux, où j’ai réservé une place.
Peu après Cully j’attaque les coteaux couverts de vignes qui surplombent le Lac. On se croirait dans une maquette de train électrique, avec, en contre-bas, sur ma droite, sa voie ferrée, plus haut sur ma gauche c’est l’autoroute avec ses viaducs impressionnants, et partout le vert des pieds de vigne entrecoupé par de petites routes agricoles qui s’entrelacent. Et bien sûr, au loin le Lac dont les rives urbanisées se dégagent peu à peu de la brume.
Mon sac me pèse moins que les jours précédents, mais je dois m’arrêter de temps en temps pour en ajuster les réglages.
11 h 30 je suis toujours dans les vignes. Il fait de plus en plus beau même si de l’autre côté du Lac c’est encore bouché ; le Mont-Blanc que j’espérais apercevoir reste invisible. Pour la première fois depuis plusieurs jours j’ai enlevé mon gilet, cette embellie me donne du tonus.
Un peu après midi je m’arrête sur un banc à la sortie de Rivaz, un beau village niché au milieu des vignes. Au menu un bout de saucisson accompagné d’un bout de pain récupéré hier soir au restaurant. Les montagnes se distinguent de mieux en mieux de l’autre côté de l’eau sur laquelle la brume s’est désormais déplacée. C’est la sortie de l’école, deux gamins passent près de moi en courant après une balle puis continuent sur le même rythme en montant à travers les vignes par les escaliers qui permettent leur entretien. Je suis admiratif, actuellement le mot « monter » me donne des boutons, il faudra pourtant bien que je me fasse une raison, les jours suivants ce mot va envahir le programme.
En fait je repars assez vite, car à l’ombre il fait vraiment frisquet. Je ferai une pause au soleil un peu plus loin.
12 h 40 Saint-Saphorin. Ça se lève de plus en plus. Peu après j’arrive à Corsier par une montée assez raide. À l’entrée du chemin il était indiqué « Interdit à tous véhicules à moteur, ‘bordiers’ autorisés ». Après une profonde réflexion j’ai compris que ‘bordier’ devait signifier notre ‘riverain’ : les voyages forment aux langues étrangères.
13 h 45, un peu au-dessus de Corsier un banc au soleil m’attendait. Il m’a fait penser à l’exposition photo à laquelle j’avais participé en proposant une série de photographies intitulée « Bancs », un hommage à tous ces bancs anonymes qui, lors de mes pérégrinations, m’ont si souvent apporté leur soutien silencieux et inconditionnel. À cette occasion, en guise de présentation de ce travail, j’avais commis ce petit poème :
Bancs
À l’Assemblée, aux Assises,
À l’école et à l’église,
Tu es clochard ou bien crooner,
Il accueille ton postérieur.
Pour un baiser ou une sieste,
Contempler le bleu céleste,
Soigner de grosses ampoules,
Ou s’isoler de la foule,
Petits et grands, savants ou sots,
Peine, amour, festin, repos,
Le banc accepte tout sans un mot,
C’est notre ami, il a bon dos.
La vue est magnifique, il ne subsiste qu’une petite brume qui fait iriser les couleurs. En contre-bas on voit Vevey et plus loin Montreux. Dans le fond on devine le bout du Lac, là où la Via Francigena va commencer son ascension vers le col. Pour le moment, sûrement une des plus belles journées de ce périple.
14 h 30 je suis à Vevey, au bord du Lac, il fait toujours très beau, au-delà de la brume les montagnes se découpent en plans successifs, c’est très beau, c’est très calme.
Arrivé à l’AJ vers dix-huit heures, « Vous avez l’air fatigué » m’a dit la dame de l’accueil, pourtant j’ai pris mon temps, on peut même dire que j’ai flâné, mais je suis peut-être en déficit d’eau, déshydraté, je ne bois pas assez, surtout que mine de rien le soleil était bien présent.
Depuis Vevey j’ai suivi la côte jusqu’ici avec quelques détours « touristiques » : la statue de Charlie Chaplin, la Fourchette plantée dans le Lac, le buste du poète roumain Mihai Eminescu, le monument à Nicola Gogol… Une ambiance « vacances », une invitation à imiter tous ces gens déambulant et profitant du beau temps et de la vue sur le Lac : familles avec poussettes, marcheurs, fauteuils roulants, joggers, groupe d’Asiatiques, jeunes à la recherche de l’âme sœur… À Montreux c’est la Riviera : Casino, Palaces, Luxe. Des sculptures modernes jalonnent la corniche, des musiciens, certains statufiés en souvenir d’un passage au festival de Jazz, d’autres bien réels l’animent, il y avait même un piano sur roulettes. Bref, une tentation permanente à prendre son temps, à buller, à faire une sieste…
L’AJ est encore à côté du train ! Mais avec mes bouchons d’oreille cela ne devrait pas me gêner. J’ai atterri dans un dortoir de six couchages (trois lits superposés) avec pour le moment personne au-dessus du mien. Espérons. Il faut que je récupère, que je me repose et surtout que je m’hydrate. Demain j’attaque la montée vers le col du Grand-Saint-Bernard.
Calme et volupté sur les rives du Lac Léman
659 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 33 aujourd’hui.
Ci-dessous une galerie de photos, d’éventuelles précisions sur des curiosités locales, la navigation vers les étapes suivantes ou précédentes et la possibilité de déposer un commentaire.