Lundi 23 septembre.
Vingt-troisième jour : Rome est à 1156 kilomètres.
En sortant du gîte je vois passer sur la rue transversale un petit garçon qui court en hurlant « Maman, maman ! ». Je pense à un caprice, mais je le retrouve un peu plus loin assis au pied d’un poteau électrique, en larmes. Je lui demande ce qui lui arrive, il me répond « Monsieur, j’ai perdu ma Maman ! ». Que faire ? Heureusement nous ne sommes pas loin du bâtiment de l’Administration Communale où il accepte de m’accompagner et où il est pris en charge. D’après lui sa maman était en voiture, il l’a vue tourner au coin de la rue et puis plus rien. Que s’est-il passé ? Est-ce lui qui, lors d’un arrêt, est sorti de la voiture sans qu’elle s’en aperçoive ? Était-elle distraite et l’a-t-elle oublié après avoir fait une course ? Ou plus inquiétant, l’a-t-elle abandonné…? Je ne saurai jamais le fin mot de cette histoire que j’espère banale.
J’ai quitté mon hospitalière, Delphine, vers 8 h 30. Elle accueille des pèlerins, je suis son deuxième, le premier c’était il y a trois ans, on ne peut pas parler d’une cadence effrénée. Elle est allée à Compostelle et pour la soirée elle avait invité une amie, Claudine, qui en 2001 est allée jusqu’à Fisterra en partant de chez elle, à son rythme, en cent quatre jours. Évidemment la conversation, très chaleureuse, d’abord autour d’un Pineau des Charentes puis d’un excellent repas arrosé d’un vin du pays, a essentiellement tourné autour de ce sujet.
Elles sont toutes les deux croyantes, catholiques, une petite communauté en terre protestante qui, comme toutes les minorités, se serre les coudes, même si bien sûr on n’est plus au temps des guerres de religions : dans la cathédrale de Lausanne, désormais protestante, il y a un petit coin dédié aux pèlerins où on peut apposer un tampon sur sa crédentiale. Mon hôtesse m’a raconté qu’arrivée à Saint-Jean-Pied-de-Port elle avait les muscles des cuisses extrêmement durs comme tétanisés. Le kinésithérapeute qu’elle avait consulté lui avait déconseillé de monter jusqu’au col, lui prédisant que même si elle y parvenait, c’en serait fini pour elle, qu’elle ne pourrait pas continuer. Elle avait donc pris le bus et elle en a encore des regrets.
Beaucoup de pèlerins commencent leur périple à Saint-Jean-Pied-de-Port et il y en a désormais de plus en plus qui partent sans préparation, qui craquent dans l’ascension au col et qui doivent être redescendus à Saint-Jean. En conséquence, dans les refuges, on déconseille de monter à ceux qui ne sont pas en bonne condition et on leur recommande de prendre le bus. Que m’aurait-on conseillé à l’époque, avec une attelle à une cheville ? C’est délicat. Bien sûr tous ces « rapatriements » sont une charge pour les services de secours ou autres. Mais, que signifie « pas en bonne condition » ? J’espère que ces « recommandations » consistent à informer les gens, à les mettre devant leur responsabilité, plutôt qu’à les contraindre. En tant que croyantes elles pensent que si on entreprend un pèlerinage la force nous est donnée de le faire. Pour ma part, foi ou pas, je ferais plus confiance à un bon entraînement.
Ayant enfin compris le mode d’emploi, j’avais réservé ma place en précisant bien que j’étais l’heureux possesseur d’un sac de couchage. Dans la chambre il y avait aussi la possibilité de dormir dans un grand lit avec des draps. Au moment de me coucher j’ai opté pour cette solution. Au petit-déjeuner j’ai bien sûr informé mon hôtesse de ce choix de dernière minute, mais elle a refusé de me compter le supplément correspondant, elle n’accueille pas pour l’argent, elle accueille pour la rencontre. Merci ! En plus avant le départ elle m’a offert quelques provisions. Hier soir j’avais demandé s’il serait possible de déjeuner à 7 h 30 pour partir tôt, mais on a papoté… Pourtant pour une fois j’étais prêt, j’avais préparé mon sac la veille. Il y a des endroits, des ambiances dont on a du mal à s’arracher.
Comme souvent le matin les mollets sont un petit peu raides au démarrage, mais j’ai la forme. Je me dirige vers les montagnes. Il fait très beau même s’il y a un peu de brume et si le ciel sur ma droite est noir. Pour ce soir j’ai réservé au « Guesthouse & Backpacker » de Lausanne, à une vingtaine de kilomètres, une sorte d’Auberge de Jeunesse qui sent l’usine : réservation par téléphone avec numéro de carte de crédit obligatoire… En tant que pèlerin j’ai droit à 5 % de réduction et on m’offre au choix les draps ou le linge de toilette.
Petite pause à côté d’un champ de maïs et d’une maisonnette avec des ruches. Hier soir on évoquait le fait qu’on s’adaptait à tout. Probablement que l’homme, je veux dire l’Homo Sapiens, ce n’est pas une question de sexe, a ça en lui, que c’est ce qui lui a permis de se répandre sur toute la Terre. Lors de ces périples nous ne sommes bien sûr pas confrontés à des conditions extrêmes, mais on retrouve cette faculté. On accepte par exemple de pique-niquer sous la pluie en s’asseyant un peu n‘importe où, alors qu’on refuserait de le faire dans la vie courante. Petit à petit on s’aperçoit que ce n’est pas si compliqué, que ce confort ne nous est pas indispensable. Mais aujourd’hui inutile de passer en « mode adaptation », il fait beau et le coin est superbe.
Le « tourisme pédestre » suisse est assez confortable, il y a beaucoup de sentiers bien aménagés, de loin en loin il y a même des sacs pour récupérer les déjections canines et sur routes la plupart des automobilistes sont beaucoup plus respectueux des piétons qu’en France, ralentissant à notre approche et s’écartant largement de notre trajectoire en faisant un petit signe de la main ou avec les phares.
14h30 j’entre dans Lausanne.
Ayant raté l’embranchement vers le chemin piéton qui aurait dû me conduire au « Signal », un point haut qui domine la ville, je suis arrivé par la route, accompagné d’un gros bruit de circulation. Il fait très beau voire chaud, les décapotables sont de sortie, et les nuages noirs de ce matin ont disparu.
Au pied de la Cité, le quartier historique de Lausanne, un homme m’interpelle et me demande d’où je viens et où je vais. Il m’envie, lui aussi aimerait partir sur la Via Francigena, en attendant, l’herbe étant toujours plus verte ailleurs, il fait par tronçons un chemin qui suit le Douro au Portugal.
Après le passage devant le Château, je visite la Cathédrale envahie par des groupes d’ados qui, c’est de leur âge, s’intéressent plus à leurs congénères qu’aux beaux jeux de lumières des vitraux et aux magnifiques statues par endroits polychromes. Peut-être des sorties scolaires. J’enrichis ma crédentiale à l’aide du cachet mis à disposition dans le « coin pèlerin » dont a parlé Delphine. Puis je redescends au centre par des rues très animées pour rejoindre la GuestHouse encore une fois près de la gare, contre les voies ferrées, mais pas de problèmes, j’ai mes bouchons. On m’y attribue un lit du bas (chance, ou grâce à mes cheveux gris ?) dans une chambre de deux lits superposés à deux places.
Je passe pratiquement tout mon après-midi à trier mes affaires, à supputer pour chaque vêtement, chaque objet, si j’en ai vraiment besoin ou pas. À seize heures je suis à la Poste où une queue monstrueuse m’attendait. Heureusement la fermeture est à vingt heures et la patience est une des leçons apprises bon gré mal gré de ces longues marches. Un kilo deux cents, pour trente francs suisses, et encore en petite vitesse. À ce prix, il y a sûrement des trucs que j’aurais dû carrément jeter. Bon, c’est fait, au moins mentalement, et aussi financièrement, me voilà soulagé.
Ensuite, j’avais prévu de faire quelques courses, mais contrairement à la Poste, peut-être parce qu’on est lundi, tout est fermé !
Le soir j’opte pour une pizzeria, en fait le restaurant le plus proche de l’auberge, où je commande des pâtes et une demi-bouteille de vin blanc, on ne vit qu’une fois.
De retour à l’auberge, vers vingt heures trente, je voulais préparer et régler mon sac que j’avais pas mal chahuté lors de son tri sélectif, mais un de mes coturnes dormait déjà. Qu’à cela ne tienne, pour ne pas le déranger et profitant de ce contre-temps je descends dans le « lobby » où on peut capter du Wifi, pour publier un petit article sur mon blog. Beaucoup de clients y sont studieusement penchés sur leur PC, tablette ou smartphone. La cuisine attenante est occupée par des Asiatiques très volubiles pour ne pas dire bruyants, qui bientôt envahissent le lobby, l’un d’eux se mettant au piano est très vite accompagné par le chant de ses compagnons. À l’évidence ce n’est pas au goût de tout le monde, quelqu’un se lève et leur demande de cesser. Peut-être a-t-on manqué l’occasion d’un bon moment de convivialité, mais un peu de concentration étant désormais possible je tapote laborieusement mon article sur le minuscule clavier de mon téléphone.
De retour dans la chambre j’y trouve un nouvel occupant, il lit toutes lumières allumées, y compris le plafonnier, l’autre dormant toujours. Pourquoi se compliquer la vie ? Tant qu’à faire j’en profite pour refaire mon sac. Nous avons à peine échangé un « Bonsoir ».
Demain le chemin longe le Lac Léman, cela devrait être agréable, et plat…
626 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 20 aujourd’hui.
Ci-dessous une galerie de photos, d’éventuelles précisions sur des curiosités locales, la navigation vers les étapes suivantes ou précédentes et la possibilité de déposer un commentaire.