Dimanche 22 septembre
Vingt-deuxième jour : Rome est à 1175 kilomètres
Un énorme poisson, un silure peut-être, surgissant des profondeurs est venu croquer puis emporter une bouchée de la dalle de béton qui court devant moi, réduisant sa largeur de moitié. C’est bien sûr l’hypothèse la plus vraisemblable. Je suis perplexe. Ce matin, depuis Ballaigues j’aurais pu rejoindre Lignerolles, mais sans doute pour perfectionner mon expertise sur cette particularité géologique, j’ai opté pour la variante, pourtant plus longue, qui suit les gorges de l’Orbe. Jusqu’à présent, même si comme d’habitude je me suis égaré à plusieurs reprises pour en trouver l’entrée, ce qui aurait dû attirer mon attention, le parcours avait un petit goût d’aventure sur cette passerelle en béton accrochée à la muraille au-dessus du vide avec par endroit des passages vertigineux. Sauvage, magnifique.
Mais là ça se corse. Faut-il faire demi-tour ? Éternel dilemme. Avec le sac, je ne peux pas passer de face, je risque d’être repoussé par la falaise et de perdre l’équilibre, en le lançant de l’autre côté, surtout avec le poids, je risque de rater ma cible et de le voir sombrer dans l’Orbe. Après mûres réflexions et un gros flot d’adrénaline je décide de passer par petits pas latéraux le ventre collé à la paroi. Dans ces moments on regrette vraiment de ne pas avoir fait les efforts nécessaires pour résorber ce petit embonpoint, pourtant si seyant par ailleurs. Ce n’était sans doute pas le choix le plus raisonnable, mais mon ange gardien devait être aux aguets : j’ai franchi l’obstacle. Sain et sauf. Pourvu qu’il ne se lasse pas de toutes ces initiatives hasardeuses. Mis à part le bémol de cet inoubliable « instant émotion », la suite fut impeccable, suisse, avec des rambardes, des tunnels et des petits ponts pour enjamber les rares petits torrents latéraux, rien à voir avec les gorges de la Loue.
Ce matin je n’ai quitté le gîte que vers neuf heures. Problème récurrent dans les chambres d’hôtes, le petit déjeuner est souvent très tardif, on est censé être en vacances, faire la grasse matinée, en plus c’est dimanche. Il faut reconnaître que je n’étais pas obligé de le prendre, mais dans mon sac je n’ai pratiquement plus rien à manger, pas d’argent suisse, et j’ignore quelles sont les habitudes dominicales helvétiques : y a-t-il des magasins ouverts ? J’ai préféré assurer et ne pas partir le ventre vide d’autant plus que mes hôtes ne pouvaient me dépanner pour la suite ne serait-ce que d’un petit bout de fromage, ils rentrent juste de congés et n’ont pas eu le temps de se réapprovisionner, de peur que je mette en doute son hospitalité mon hôtesse a même insisté pour que nous allions ensemble vérifier la vacuité du frigo.
Un peu avant midi, peu après Les Clées où on passe sur l’autre versant des gorges, confortablement installé sur un fauteuil taillé habilement dans une souche par des bûcherons je déguste lentement mes rares provisions : une tartine de pain couverte du miel d’une petite barquette récupérée lors d’un petit déjeuner à l’hôtel, complétée par une barre de céréales. En route, comme redouté, rien n’était ouvert.
Je resterais bien là à buller, à somnoler et me chauffer au soleil. Tout m’y invite, en contre-bas on entend la rivière, deux cavalières passent sur le chemin et me font un signe amical, sinon personne, tout est calme. Je rêvasse. Peut-être que tout cela va prendre tournure. Je commence ma quatrième semaine et il faut reconnaître que certaines journées de marche sont encore un peu laborieuses, voire douloureuses. Est-ce que je vais finir par m’aguerrir ? Retrouver le niveau d’antan ? Ou suis-je un peu… vieux ? Les quelques courbatures au départ ce matin se sont dissipées dès que la machine s’est échauffée. Les étirements du mollet pratiqués hier soir y sont sans doute pour quelque chose. Il faudrait penser à en faire régulièrement. Avec l’âge le problème principal c’est le temps de récupération, il est plus long, il me faut l’accepter, en tenir compte et m’adapter.
D’après le guide je n’aurais fait que six kilomètres ce matin. Je ne comprends pas, je n’avance pas. Il y a bien sûr ces errements pour trouver les gorges, et puis mes acrobaties, mais par ailleurs il me semble marcher d’un bon pas. Ou alors je me suis laissé aller à flâner après ce coup de stress. J’essaye de me rassurer en supposant que les distances sont sous-évaluées. Bon, déjà midi et demi, pour ce soir j’ai réservé une place à Goumoëns, légèrement hors chemin, qui serait encore à dix-huit kilomètres, à ce rythme je ne suis pas arrivé. Il faut décoller. En route !
13h30 j’entre dans Montcherand au loin on voit la ville d’Orbe et son château puis la chaîne des Alpes dont certains sommets sont enneigés. Paysage magnifique. Je prends le temps d’aller voir les très belles fresques du XIIe siècle.
Une heure plus tard je suis à Orbe. J’entre dans l’église-hôpital Notre Dame, église réformée, trouve un distributeur de billets, suis le chemin de ronde qui m’emmène dans la plaine où le chemin emprunte une piste cyclable qui me conduit à Chavornay avec ses belles maisons anciennes. Il est 15 h 30. D’après un affichage numérique il ferait 25° C.
Ensuite on retrouve un terrain plus vallonné, des vignes, des prairies. Puis on longe une petite rivière, le Talent, peut-être capricieuse à voir son lit bordé de murs de soutien qui balisent son cours et les petits barrages qui régulent son flux. En ce jour de week-end ses rives attirent beaucoup de promeneurs, tous très cordiaux « Bonjour ! », « Bonjour ! ». En Suisse les chemins de randonnées sont marqués par des losanges jaunes bordés de noir ou par des pancartes indiquant « Tourisme pédestre », une expression qui me plaît, qui correspond bien à ce que je pratique en ce moment. En fait on a oublié que la marche est un moyen de locomotion, pas uniquement un sport d’agrément.
Mon guide utilise un langage concis dont l’apprentissage est parfois laborieux et les erreurs d’interprétation sanctionnées par des détours imprévus, sortes de variantes de « Lost in translation ». Je finis quand même par quitter les rives du Talent en déchiffrant ses signes ésotériques :
≈ Talent, Moulin de Bavois, Y 🡠 bois Cuénet ╬ 🡡 ⮣ ⮢ longer Golf Le Brésil
À la sortie du golf ( ne traînons pas, là aussi il peut y avoir des balles perdues) je croise des troupeaux qui courent parfois à ma rencontre et m’accompagnent de leurs clarines :
Au loin un château d’eau se découpant devant une chaîne de montagnes impressionnante dont une partie est enneigée. C’est le château d’eau de Goumoëns où je vais être accueilli par Delphine qui m’apprendra ce soir que ce sommet est celui du Mont-Blanc, le bien nommé !
606 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 23 aujourd’hui.
Ci-dessous une galerie de photos, d’éventuelles précisions sur des curiosités locales, la navigation vers les étapes suivantes ou précédentes et la possibilité de déposer un commentaire.