Samedi 28 septembre.
Vingt-huitième jour : Rome est à 1020 kilomètres.
Il est un peu moins de 8 heures, je quitte Bourg-Saint-Pierre. J’attaque la montée vers le col du Grand-Saint-Bernard.
Pour éviter la chaleur je voulais partir plus tôt qu’hier mais le week-end l’hôtel ne sert pas de petit-déjeuner avant 8 h 30. Ayant l’habitude des randonneurs et des pèlerins ils ont cependant proposé de me préparer un plateau à 7 h 15 et bien sûr j’ai accepté avec reconnaissance même si ce ne pourrait-être que du café en poudre.
Si l’expression « départ à la fraîche » est généralement utilisée pour un départ plus matinal pour l’instant elle se justifie quand même : le vent est suffisamment fort pour m’obliger à resserrer la jugulaire de mon chapeau et assez frisquet pour me faire regretter de n’avoir mis qu’une chemisette. Je craignais la chaleur mais c’est peut-être le froid qui m’attend. Il ne faut pas oublier qu’on est à 1600 mètres. Heureusement il fait beau.
Hier soir j’ai reçu un appel de Ramon qui m’avait hébergé à Sens, il voulait savoir comment cela se déroulait. Il y a des amis fidèles. C’est bon pour le moral.
Le paysage est très beau, la vallée se resserre et pour le moment le chemin descend ce qui est toujours un peu stressant car obligatoirement il faudra remonter. Hier, avec mes digressions, j’ai fait plus de 1000 mètres de dénivelé cumulé, aujourd’hui mon guide m’en annonce autant. Mais cette nuit j’ai bien récupéré et l’approche du but me stimule.
En route, des alpages avec parfois des clôtures électrifiées alimentées par des panneaux photovoltaïques. Le chemin suit la Dranse d’Entremont qui quand je l’avais rejointe à Sembrancher pouvait être qualifiée de rivière, mais n’est ici qu’un ruisseau. Il la côtoie jusqu’au barrage des Toules dont bientôt la voûte barre le fond de la vallée. Le chemin passe devant un chalet avec un panneau indiquant « Alpage de Bretemort ». De retour chez moi, par curiosité, j’ai cherché à savoir si ce nom était mentionné quelque part et j’ai trouvé ceci : « … Ces chalets sont célèbres dans la région. On les disait hantés par la senegouda (synagogue ou sabbat) des damnés et des sorciers. Comme la prononciation correcte est breute mort ou bretemort, on traduira par « vilains morts ». Le français « brute » se prononce en Valais brute, brote, breute, brete suivant les régions, avec le sens de « vilain, repoussant, terrifiant ». ». Heureusement, je ne m’étais pas attardé…
9 heures, à environ 1800 mètres, me voici au niveau du lac de retenue, des vaches s’y abreuvent et des pêcheurs tentent leur chance. C’est paisible, la vue est splendide. Le chemin suit tranquillement le bord du lac, je l’imite, déjà environ 200 mètres de grimpés, tout va bien, j’ai le temps. Tout à coup un troupeau de vaches, avec au milieu un mouton égaré, déboule de la montagne et se précipite en direction de l’eau, on se croirait dans un western. Est-ce la fin de la saison des alpages ? Cela confirme-t-il le mauvais temps annoncé pour les prochains jours ? En tout cas le ciel est désormais très bleu et le soleil est apparu derrière les sommets et, même si le fond de l’air reste frais, combiné à l’effort de la marche il commence à chauffer.
Une fois le lac dépassé le chemin monte, mais sans difficulté, même si au passage de petits ruisseaux des cordes ont été tendues pour en faciliter la traversée sur les rochers glissants. Bientôt je vois le lac en contre-bas. La courte végétation a des couleurs rouille, c’est magnifique.
10 h 30, à environ 1900 mètres, je fais une petite pause juste au niveau de Bourg-Saint-Bernard, face à l’entrée du tunnel à péage qui va vers l’Italie tandis que la route normale poursuit son ascension vers le col. L’endroit est propice, juste un petit replat, je n’aime pas m’arrêter dans les côtes, les redémarrages y sont quelquefois laborieux, dans la mesure du possible je vise une descente ou un plat. Après deux heures et demie de marche il faut penser à se reposer même si je ne ressens pas de fatigue. J’ai trouvé mon rythme, il me permet de monter presque sans y penser, je dis bien presque, ça dépend évidemment de la pente. Bon je repars avant de me refroidir.
11 heures, à environ 2000 mètres, juste après avoir croisé un vététiste qui dévale la descente du col, j’atteins une sorte de ferme avec des étables voûtées à demi-enterrées où je vais jeter un coup d’œil : l’alpage « La Pierre » qui daterait de 1707.
11 h 40, à environ 2100 mètres, me voilà à l’Hospitalet près d’une petite retenue d’eau. La date de 1708 est gravée sur la dalle qui sert de toiture à ce petit édifice en pierres sèches qui tenait lieu à la fois de refuge pour les pèlerins surpris par le mauvais temps et d’ossuaire où en hiver étaient conservés les cadavres congelés de ceux qui avaient péri en route en attendant de pouvoir être identifiés et inhumés.
Ensuite le chemin traverse la route au niveau d’un puits d’aération du tunnel, une sorte de gros champignon de la taille d’une tour de contrôle d’aéroport, puis emprunte l’ancienne voie romaine.
Midi, à environ 2200 mètres, j’arrive au pont de Nudry constitué d’une seule énorme pierre au-dessus de la Dranse d’Entremont qui à cette altitude n’est plus qu’un simple torrent. Un peu plus loin je fais une pause où je déguste un bout de saucisson. Sur la route motos et voitures de sport se donnent des petits frissons en poussant à fond les possibilités de leur bolide.
13 heures, à environ 2250 mètres, je franchis un petit pont de bois au-dessus de la Combe des Morts dont le nom évoque tous ceux qui pour une raison ou une autre ont tenté de franchir ce col et y ont perdu la vie. Un peu plus loin je foule les marches creusées dans la roche par les Romains. Tout ici stimule l’imagination, je vois des légions et des chars romains qui me précèdent.
13 h 10, un panneau de randonnée m’annonce que je suis à 2290 mètres et que le col est à trente minutes, mais je me méfie, mon rythme doit être plus lent. Je m’efforce d’inspirer et d’expirer consciemment pour palier les effets de l’altitude et maintenir une allure constante. Le paysage est devenu beaucoup plus minéral. Au loin j’aperçois une petite croix et quelques bâtiments qui doivent être au col. Un dernier coup de collier, j’y suis presque. Quand je me retourne le paysage est splendide, mais par moment une légère brume estompe la vallée. Ce jour gagné sur le mauvais temps n’aura sans doute pas été inutile, cela aurait été dommage de faire cette ascension dans le brouillard.
13 h 40, j’y suis ! Deux mille quatre cent-soixante-treize mètres ! Je n’en reviens pas. Quelle émotion, d’être là, d’y être arrivé et d’imaginer tous ceux qui m’ont précédé, romains, pèlerins, grognards et bien sûr Sigéric. Il semblerait que le col était déjà fréquenté au néolithique. J’avais fantasmé un moment sur Hannibal et ses éléphants, mais renseignements pris ils seraient plus probablement passés par le col du Petit-Saint-Bernard. Et Napoléon, avec ses 40 000 hommes, armes, bagages, canons, mulets… on aime ou on n’aime pas le personnage, mais quel exploit !
C’est dans la boutique qui jouxte l’hôtel de l’Hospice qu’un Français assure momentanément l’accueil en l’absence de la patronne. On a discuté un moment, Il est originaire de Bourgogne et il a de gros problèmes de marche sans doute parce qu’il a beaucoup, trop, couru de marathons, du coup il s’est reconverti : il pêche la truite à la mouche, sans les tuer, la pêche « no-kill ». Il m’apprend que l’hôtel a aussi des places en dortoir ce que la patronne avait oublié de me proposer même quand j’avais signalé mon sac de couchage, et que bien sûr c’est beaucoup moins cher. Merci pour le tuyau ! Solidarité des Français expatriés.
Je suis donc installé dans un dortoir de six couchages, deux lits simples et deux lits superposés. Un autre client y est attendu. On ne se gênera pas, il y a de la place. Et puis je ne vais pas me plaindre pour une fois que je vais rencontrer quelqu’un. Depuis ma chambre je vois des chiens Saint-Bernard qui somnolent dans leur cage, ils me font pitié.
L’après-midi je visite le musée de l’Hospice des Chanoines et celui du chien Saint-Bernard tous les deux très intéressants et très émouvants à l’évocation de leurs rôles dans le sauvetage des voyageurs en détresse en hiver et à la pensée de tous ces êtres qui en tentant d’échapper à une situation invivable ont été happés par la montagne.
Au loin j’aperçois la statue de Saint-Bernard qui domine « Le plan Jupiter », l’ancien emplacement d’un temple romain qui a été démantelé à l’avènement du christianisme, et, comme annoncé, des nuages côté italien commencent à boucher l’horizon.
Il y a quatre semaines je partais de chez moi, demain ce sera l’Italie. Rome est encore à près de 1000 kilomètres, une nouvelle aventure débute. Pour fêter l’événement j’agrémente le repas du soir par une demi-bouteille de vin blanc de la région, un Johannisberg.
755 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 13 aujourd’hui.
Ci-dessous une galerie de photos, d’éventuelles précisions sur des curiosités locales, la navigation vers les étapes suivantes ou précédentes et la possibilité de déposer un commentaire.