Mercredi 11 septembre.
Onziéme jour : Rome est à 1481 kilomètres.
Je suis dans la forêt sous l’auvent métallique d’une maison forestière. Il pleut. Depuis ce matin il pleut. Une petite pluie fine, persistante et pénétrante.
Hier Annette est donc venue me chercher devant la mairie d’Amance, j’ai à peine attendu un quart d’heure. En arrivant ils m’ont proposé de profiter de la machine à laver. J’ai hésité par peur que mes vêtements n’aient pas le temps de sécher, mais l’occasion ne se représenterait peut-être pas de si tôt. Ce matin, tout est propre, le short est sec, la chemise, elle, est un peu humide, mais bon elle séchera en route… ou pas.
Cette nuit j’ai très mal dormi, cela devient une habitude, j’ai fait un cauchemar, une petite fille m’enfonçait des aiguilles dans le corps : où est-ce que je vais chercher ça ? On a démarré tard, il pleuvait, mes mollets étaient raides, bref tout un tas de presque bonnes raisons pour demander à Annette de me déposer à Dolancourt, un peu plus loin qu’Amance sur la Via Francigena.
À Bar sur Aube après avoir visité l’église Saint-Pierre je suis resté à l’abri sous le porche pour préparer l’étape de demain. À Richebourg, à peu près à mi-chemin entre Clairvaux et Langres, c’était complet. À Arc-en-Barrois, j’ai trouvé un B&B à quatre kilomètres du centre-ville et ils ne font pas table d’hôtes, le soir il faudra que j’apporte ma nourriture. Il y a bien aussi un hôtel, mais c’est leur jour de fermeture. J’ai laissé un message. Mes recherches sur Internet ont été vaines, je ne sais pas ce qui se passe, mais tout est plein. La dame du B&B consciente de ma condition de piéton m’a gentiment indiqué l’adresse d’une amie qui fait Chambre d’hôtes à Arc même, mais c’était également plein. Du coup j’ai réservé le B&B. C’est un peu à l’écart de la Via Francigena, mais je ne vais jouer au plus malin, le temps ne se prête pas au bivouac.
Quand j’avais réservé à Clairvaux on m’avait annoncé que j’étais déjà le sixième. Est-ce que contrairement à toute attente une foule de pèlerins s’avance vers Rome ? Le moral est bon, mais je m’inquiète un peu pour la suite des hébergements.
Après Bar-sur-Aube il y a une petite grimpette. Pour le moment je n’ai toujours pas croisé un chat.
Il vient de tomber une nouvelle ondée, cette fois ce n’était pas une petite pluie fine. Une première journée sur la Via Francigena ça devait s’arroser : c’est en cours. Attention aux abus. Heureusement que je suis bien à l’abri sous ma tôle. C’est l’occasion de casser la croûte. Au menu, mirabelles, ils en ramassent des tonnes chez Laurent, du raisin, un peu acide à mon goût, un quignon de pain et un morceau de Comté. Un festin. Hier soir Laurent nous a sorti un apéritif maison au sureau. En y repensant, hier je n’ai peut-être pas été un bon convive, je faisais des efforts pour ne pas piquer du nez.
Quatorze heures, je sors de la forêt, il n’a pas cessé de pleuvoir. Je débouche sur de grandes étendues de vignes avec des nuages par-ci par-là.
Me voici à Baroville. La mairie est une copie conforme de celle d’Amance. Plus loin un homme sécateur en main taille sa vigne et prend le temps de me faire un signe, je lui réponds « Bonjour ! Sale temps ! », « Oh là là ! » . Échange inoubliable sur La Via Francigena.
Un peu plus de seize heures, je suis accueilli par sœur Pierrette et sœur Blandine à la Fraternité Saint-Bernard à Claivaux. Elles sont en civil, très gaies, très actives. À l’origine une des sœurs était assistante sociale dans la Maison Centrale et elles se sont rendu compte que faute de possibilités d’hébergement les familles avaient beaucoup de difficultés pour rendre visite à leurs proches détenus. Elles ont donc créé cette association dans la maison où je suis. Cela a été long à mettre en place, mais depuis il y a une deuxième maison et elles peuvent accueillir plus de vingt personnes. Il y a de plus en plus de femmes musulmanes, certaines voilées qui ôtent leur voile à l’intérieur et le remettent dès qu’un homme paraît. Il y a aussi beaucoup d’enfants : la maison et le jardin sont pleins de jouets, il y a des barrières en haut de l’escalier, dans les chambres il y a des petits lits pliants. À noter que je n’y ai pas vu de crucifix ou d’image pieuse, une attention délicate. Quand il y a de la place, c’est-à-dire principalement les jours sans parloir comme aujourd’hui, les pèlerins sont également les bienvenus. J’ai eu de la chance.
Ce soir on sera six, trois Polonais qui ne sont pas encore arrivés et deux Suissesses, Gertrude et Marie-Thérèse qui, comme Sigéric, remontent la Via Francigena, par petits tronçons, cette fois-ci elles comptent aller jusqu’à Reims. En fait comme elles résident au milieu elles partent vers Rome ou vers Canterbury selon leur envie et les opportunités, à deux ou en groupe. En attendant de rencontrer nos autres compagnons nous partons visiter l’abbaye de Clairvaux.
Après la Révolution elle a été confisquée puis transformée en prison. Les anciens bâtiments sont peu à peu réhabilités, rénovés. Certains le sont dans l’état où ils étaient au XIIe siècle quand c’était un monastère. D’autres vont l’être dans celui où ils étaient quand ils servaient de prison pour montrer les conditions de détention à cette époque : trente personnes s’entassaient dans des pièces communes ce qui générait des conflits, des bagarres, la loi du plus fort régnait en maître, les plus faibles n’avaient que les restes de nourriture. Plus tard on transforma ces grandes salles en cellules individuelles selon un modèle venu des USA où on y enfermait les prostituées, d’où leur viendrait le surnom de « cage à poule ». Nous passons de salle en salle avec tout un cérémonial d’ouvertures et de fermetures de portes, de clés et de serrures, une obligation de sécurité par rapport à la Centrale … ou peut-être pour nous mettre dans l’ambiance, nous donner le petit frisson. Cela m’a remis en mémoire une visite de la Prison de Kilmainham de Dublin, cet endroit sinistre dont on ressort le cœur en vrille.
J’ai une chambre pour moi tout seul, il y a une salle de bains pour les hommes et une pour les femmes, ce n’est pas une demande des sœurs, on s’est organisés comme ça. On nous a même fourni une serviette.
Au repas nous faisons connaissance avec les pèlerins polonais. C’est un père, dont je n’ai pas compris le nom, accompagné par son fils Stanislas et Adam, un ami de ce dernier, servant de traducteur, en allemand, un peu en anglais et quelques mots en français. Ce sont des cyclistes. Ils vont à Compostelle par petits bouts. Ils ont commencé en Pologne il y a plusieurs années, et cette fois-ci ils comptent atteindre Vézelay. Encore une fois je croise le Chemin de Compostelle, cela se produira souvent. En entrée charcuterie, salade verte, salade carotte – pomme de terre, pâté de sanglier (un don si j’ai bien compris), ensuite un gros plat de gratin de nouilles, puis fromage et enfin mirabelles (on ne leur échappe pas dans la région) : un repas copieux auquel les jeunes cyclistes ont fait honneur avec enthousiasme.
Quand j’interroge les sœurs sur la fréquentation de la via Francigena qui semble bien plus importante que ce que à quoi je m’attendais, elles me détrompent. En fait c’est un pur hasard que nous soyons six ce soir, souvent ce ne sont qu’une ou deux personnes. L’année dernière elles n’ont reçu que soixante-douze pèlerins et cette année pour le moment elles en comptent soixante-seize, nous compris, à partir du mois d’octobre il n’y a plus personne.
Un hasard peut-être, mais c’est quand même extraordinaire que, nos pas nous menant dans trois directions différentes, nous nous soyons croisés, ici, dans ce lieu de partage et de bienveillance.
312 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 31 aujourd’hui.
Ci-dessous une galerie de photos, d’éventuelles précisions sur des curiosités locales, la navigation vers les étapes suivantes ou précédentes et la possibilité de déposer un commentaire.
ZOOM – En savoir plus sur :
- Fraternité Saint-Bernard de Clairvaux : suite à l’annonce de la fermeture de la Maison Centrale de Clairvaux, la Fraternité Saint-Bernard de Clairvaux a cessé en 2019 son activité d’accueil des familles de détenus et des pèlerins, activité qu’elle exerçait depuis plus de trente ans.
- L’Abbaye de Clairvaux : voir son site ou sur Wikipedia
- Maison Centrale de Claivaux