Vendredi 11 octobre.
Quarantième-et-unième jour : Rome est à 675 kilomètres.
Ce matin réveil à 6 h 30. J’ai eu du mal à me lever après une nuit un peu agitée sans doute due à une légère angoisse : vais-je pouvoir avancer à peu près normalement avec cette prothèse ? N’est-ce pas une erreur de persister dans cette marche vers Rome ? Bon, ce n’est qu’en essayant que ces interrogations trouveront leur réponse.
J’ai quitté l’hôtel VIP vers 8 h 15. Pour 30 euros, petit-déjeuner compris, on peut dire qu’il était correct même s’ils auraient pu faire un effort de présentation : ce matin le jambon du buffet était servi dans son emballage plastique d’origine genre grande surface. Par contre il est un peu à l’écart de la Via Francigena ce qui rallonge l’étape.
10 h 15, je viens enfin de quitter l’interminable ligne droite qui conduit hors de Piacenza. Au passage je suis passé devant l’accueil pèlerin de Montale qu’on m’avait recommandé, encore plus excentré que le VIP, mais où, si je n’avais pas eu une urgence médicale, j’aurais peut-être rencontré d’autres pèlerins. Petit coup de pouce au moral : il fait très beau.
De façon générale les gens croisés sont gentils et me lancent souvent des « Buon viaggio ! ». Mais, contrairement à l’Espagne, personne ne se précipite pour me remettre dans le droit chemin quand je me fourvoie. La plupart ignorent tout de la Via Francigena.
11 heures, j’ai dépassé Pontenure et je suis désormais sur une piste cyclable que je partage avec de rares cyclistes et quelques adeptes de la marche rapide. Elle longe une route également peu fréquentée. Le silence domine, à peine troublé par le faible ronronnement d’un tracteur lointain. Il fait toujours très beau et je me sens en forme, quelques idées de défis reviennent me trotter en tête.
12 h 10, peu après l’impressionnant Castello de Paderna encore entouré de ses douves, je fais une pause pour grignoter tout ce qui reste dans mon sac à savoir une pomme et quelques biscuits secs. Comme souvent je suis assis le dos appuyé contre un arbre, ici un olivier. Sur ma gauche on aperçoit la chaîne des Apennins dont certains sommets semblent enneigés à moins que ce soit des nuages qui donnent cette illusion.
Tout est paisible. Cela fait près de quatre heures que je marche et, à ma grande surprise, tout va bien, aucune douleur inquiétante, même si j’ai dû procéder à quelques ajustements de la position de ma prothèse pour qu’elle ne me gêne pas trop. On s’apprivoise l’un l’autre. Je reprends confiance, je décide d’appeler l’abbaye de Chiaravalle que je pense pouvoir atteindre. Ils peuvent m’accueillir. Le moine qui m’a répondu parlais français et a clos notre conversation par un « Va bene ». J’accrois mon vocabulaire.
12 h 30, je repars, je ne m’attarde pas car malgré le soleil il fait froid quand on reste immobile.
Cheminements, la série de livres (papier et ebook) relatant mes marches jusqu’à Compostelle est disponible ICI.
14 h 30, c’est l’aventure totale : je viens de traverser un gué. Un peu plus tôt j’avais déjà dû franchir un ruisseau, mais de grosses pierres m’avaient permis en passant de l’une à l’autre de gagner la rive opposée à pied sec. Ici j’ai commencé à avancer dans l’eau peu profonde mais qui allait rapidement dépasser la hauteur de mes chaussures. Le GPS de mon téléphone m’a confirmé qu’il n’y avait pas d’autre itinéraire simple pour contourner l’obstacle. Donc il a fallu m’y résoudre : poser le sac à dos, enlever les chaussures, enlever les chaussettes, reprendre le sac à dos, traverser, redéposer le sac à dos, en sortir une serviette, sécher chaque pied en équilibre sur l’autre pour éviter de patauger dans la boue, remettre les chaussettes, puis les chaussures, ranger la serviette au-dessus du sac pour qu’elle seiche, reprendre le sac à dos… Les grandes manœuvres pour avancer de dix mètres !
15 h 45, je suis face à l’église San Fiorenzo de Fiorenzuola d’Arda qu’entoure une place aux maisons colorées. Le soleil est toujours là. Pour arriver jusqu’ici le trajet est constitué principalement de routes goudronnées entrecoupées de quelques chemins, parfois sableux, sur lesquels la marche n’est pas toujours facile, ponctués çà et là de quelques gués. Je suis devenu expert dans l’art de me déchausser et de me rechausser.
17 heures, j’arrive à l’abbaye de Chiaravalle della Colomba de son nom complet. À l’extérieur se dressent plusieurs statues dont une très impressionnante intitulée « Aux morts et aux victimes de toutes les guerres. » (« Ai caduti ed alle vittime di tutte le guerre »).
Pour profiter de la lumière qui va bientôt faiblir, je commence par visiter l’église et le cloître. Magnifique ! Ce sont des moines venus de Clairvaux où j’étais hébergé il y a exactement un mois qui l’ont fondée ! Un couple dont l’homme est en jogging me sourit à chaque fois que nous nous croisons au hasard de notre visite. Je leur réponds évidemment de même. Peut-être sont-ils d’anciens pèlerins et mon sac à dos leur évoque-t-il des souvenirs ? Je n’en saurai rien, notre échange n’a pas été plus loin.
N’ayant vu aucun panneau d’accueil je m’aventure dans l’abbaye à la recherche d’une personne pour me renseigner. J’atterris dans les cuisines où une femme me demande « Si je suis l’homme qui a téléphoné cet après-midi ? ». « Oui, c’est bien moi. ». Elle m’accompagne à vélo à l’autre bout de l’abbaye jusqu’au bâtiment qui abrite le refuge pour pèlerins : un dortoir de trois lits où je serai seul, une cuisine et une salle de bain. Ce n’est pas nickel-chrome et les poubelles sont encore pleines, mais c’est spacieux : je ne vais pas faire le difficile d’autant plus que c’est en libre participation. En principe on peut se présenter dans les accueils pèlerins sans avoir réservé, mais contrairement à l’Espagne je m’apercevrai plus loin que c’est mal vu, les hospitaliers, les personnes qui vous accueillent, aiment bien être prévenues de votre arrivée, ce qui peut se comprendre, la plupart sont bénévoles et peuvent ainsi savoir s’ils disposent ou non de leur soirée, de plus certains ne logent pas sur place. Dans tous les cas c’est plus prudent cela vous évite de trouver porte close ou de découvrir en arrivant que c’est complet.
Un moment j’envisage de faire une lessive, cela fait deux jours que le stress m’a détourné de cette noble tâche. Mais je ne trouve pas d’étendage, le soleil décline vite, à coup sûr le linge ne séchera pas, à Medesano, la prochaine étape que j’envisage, le refuge serait équipé d’un lave-linge… cela fait beaucoup d’excellentes raisons pour repousser, encore une fois, ce projet à demain.
19 h 15 je suis dans le restaurant avec un menu à un prix abordable que j’avais repéré en traversant le village de Chiaravalle lors de mon arrivée. Comme souvent l’accueil est bienveillant face à mon italien restreint. D’abord seul, un jeune couple visiblement amoureux vient bientôt compléter la clientèle. Pendant le repas la femme n’a pas cessé de se retourner pour me regarder. Décidément c’est le jour, j’intrigue.
Je me sens bien. Pas de douleurs abdominales, demain je vise donc l’accueil pèlerin « Don Bosco » à Medesano, à environ 35 kilomètres, la même distance qu’aujourd’hui, là encore en libre participation et la promesse d’une machine à laver.
1122 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 35 aujourd’hui.