Samedi 14 septembre.
Quatorzième jour : Rome est à 1388 kilomètres.
Environ 8h30. Je sors de Langres sous des pluies éparses par la porte des Moulins puis une large allée boisée dans le prolongement de la rue Diderot. Cette rencontre avec Alexandra était vraiment très sympathique. Bon, dans tous les cas il faut y aller, j’ai mis la cape.
J’ai décidé d’abandonner l’itinéraire proposé par le guide. Il va d’hébergement en hébergement et comme je vise Champlitte je n’ai pas de raison de passer aux Archots. Je vais faire confiance à mon smartphone pour me trouver un chemin plus court. D’après ce qu’il a calculé on gagne quatre à cinq kilomètres, soit à peu près une heure, ce n’est pas négligeable, par contre ce sera plutôt sur route mais l’autre tracé était lui aussi très goudronné.
Le temps est brumeux, les voitures roulent phares allumés. En route un panneau routier indique la direction de la Source de la Marne qui me fait penser au livre de Jean-Paul Kauffmann, « Remonter la Marne », que j’ai beaucoup aimé. Même si ce n’est pas à vraiment parler un livre sur la marche et si l’auteur ne se pose pas en marcheur chevronné, ses réflexions sur ce sujet entrent en résonance avec ma propre expérience.
Un peu plus loin, au niveau de Cohon, un autre panneau m’invite à suivre cette fois un circuit pédestre intitulé à nouveau « Source de la Marne ». En l’absence de carte je ne sais pas si c’est un bon plan, ce genre de chemin de rando aime à prendre son temps, ça doit rallonger, mais ce serait plus paisible que la route. Tenté je m’y engage quand déboule un groupe de randonneurs d’une quarantaine de personnes qui ont manifestement beaucoup de choses à se raconter. Dommage, je suis chargé eux non, je vais avoir du mal à créer un écart suffisant pour profiter de la tranquillité du sentier. On se salue, je leur cède la place, je passe mon chemin.
Midi moins le quart je fais une pause derrière la maison de l’éclusier sur les bords du « Canal entre Champagne et Bourgogne », anciennement « Canal de la Marne à la Saône », au sud de Heuilley-Cotton.
À mon arrivée un petit bateau de plaisance avec deux personnes à bord approchait. À ma demande ils m’ont expliqué comment se passe le passage des écluses. En fait une fois amarrés dans le sas, ils déclenchent eux-mêmes l’opération qui est entièrement automatique. Mais hier par trois fois cela n’a pas fonctionné, ils ont dû téléphoner à l’éclusier qui est venu faire la manœuvre manuellement. À chaque fois trois quarts d’heure de perdus.
Tout compte fait Google ne se débrouille pas trop mal. Il m’a souvent fait passer par des chemins de campagne. Il ne sait pas prendre les petits sentiers, les « Chemins noirs » de Sylvain Tesson, mais trouve tout ce qui est route forestière ou chemin agricole.
Bon je vais manger, je verrai tout à l’heure combien il me reste à faire. L’air est humide, mais il ne pleut pas, profitons de l’instant. Mon menu : quatre tranches de pain de mie, un tiers de saucisse sèche, quatre biscuits Bastogne, de l’eau.
12 h 15 je repars, la halte a été un peu écourtée, d’une part le temps se gâte, d’autre part alors que je dégustais toutes ces friandises, une voiture est arrivée à toute vitesse en marche arrière et s’est arrêtée à peine à un mètre de mes jambes. J’ai eu peur. En est sorti une dame qui par habitude doit faire cette manœuvre pratiquement les yeux fermés et qui, surprise, m’a découvert en venant ouvrir son coffre pour en extraire ses sacs de provisions. Je me suis excusé, je croyais la maison inhabitée, le terrain n’était pas clos et j’ai cru qu’il était public, je m’étais juste adossé au mur à l’abri du vent… Elle n’a pas dit un mot, n’a pas souri, à l’évidence elle n’a pas apprécié ce squattage et, rétrospectivement probablement a-t-elle eu elle aussi très peur.
Je longe à nouveau le canal jusqu’à la prochaine écluse. Il reste vingt-trois kilomètres.
Tout à l’heure je faisais des compliments à Google mais maintenant il m’a embarqué sur une route importante, la D67, qu’il a sans doute estimé le parcours le plus court et le plus rapide pour rejoindre Champlitte. Heureusement on est samedi et il n’y a pas beaucoup de trafic mais les voitures roulent vite et il y en a encore pour dix-neuf kilomètres.
Hier soir après avoir réservé ma place à l’hôtel et au vu des difficultés engendrées par le week-end j’ai préféré régler la question de la nuit suivante, ce sera une chambre d’hôte, « La Tour des Moines » à Dampierre-sur-Salon, une étape courte de dix-sept kilomètres. J’ai bien essayé un peu plus loin, mais partout le même refrain : « Complet ». Cela compensera l’étape d’aujourd’hui. C’est un monsieur très gentil qui m’a répondu. Il va me préparer un petit plat de nouilles avec de la sauce tomate et deux trois bricoles pour que je puisse manger, car le dimanche tout est fermé, pas d’épicerie, rien. Il aurait souhaité que j’arrive avant trois heures. En principe vu la distance c’est faisable, mais au cas où, il laissera la clé dans un endroit convenu. Il est très accommodant, il accueille souvent des pèlerins, donc il y en a, mais demain je serai le seul.
Au niveau de Chassigny je craque, je quitte la D67 pour la D7 à gauche. Ça doit rallonger un peu mais l’idée de faire encore quinze bornes sur la même route rectiligne me déprime, en plus il faut bien reconnaître qu’elle est assez passante et bruyante. Cela devrait être plus calme, plus propre à la méditation.
Souvent on me pose la question « À quoi pensez-vous quand vous marchez ? ». En fait à tout et à rien. Il y a tous les problèmes concernant la logistique (où se loger ? où trouver les quelques provisions pour les pauses casse-croûte ? par où vais-je passer ? aïe je me suis égaré ! je n’ai bientôt plus rien de propre et c’est trop humide pour faire une lessive…), tous les doutes concernant l’état de la machine (tiens, il y a une petite douleur dans le genou gauche… ah tiens, la petite douleur dans le genou gauche a disparu), toutes les pensées vers les personnes qu’on a quittées (il faudra que je pense à envoyer une carte pour l’anniversaire de Untel…je n’ai pas de nouvelle d’Unetelle, j’espère que tout va bien…), tout ce qu’on fera au retour (notamment ce récit)…, des souvenirs d’enfance qui surgissent à l’occasion d’un nom de village, d’un paysage. Quelques fois aussi le moteur part en boucle sur une histoire ancienne pas tout à fait résolue et à vrai dire insoluble, car appartenant à un passé révolu, mais au fil des jours, de façon toute naturelle, ces situations vont s’apaiser, disparaître d’elles-mêmes. Mais, le plus souvent je ne pense à rien, juste la marche, profiter du paysage, le voir d’un point de vue photographique, et dans tous les cas, il faut bien le dire, rien de très métaphysique, pas de fulgurance. S’il y a une démarche spirituelle qui s’opère, elle se fait silencieusement, en toute discrétion sans que j’en aie conscience, par un modelage pas après pas du corps et de l’esprit.
Peu avant Mast je rejoins le tracé d’origine. Avec tous ces détours pas sûr que j’aie gagné quoi que ce soit en le quittant ce matin, mais à ne rien tenter… Il pleut sans arrêt. Aux environs de Coublanc je croise tous les gîtes que j’avais contactés hier soir. Ce doit être jour de chasse, j’entends des coups qui pètent par-ci par-là. Ici les limaces sont comme je les ai toujours connues, marron.
Peu après Leffond, la route longe une rivière, le Soulon. Des panneaux indiquent tour à tour, risque d’éboulement, puis risque d’inondation. Je ne m’attarde pas.
J’arrive à l’hôtel un peu avant dix-huit heures. Il est pratiquement face au Château, un imposant édifice de style néo-classique précédé de beaux jardins à la française. Ma chambre à l’Hôtel du Donjon pour des raisons de budget n’est pas la plus luxueuse, elle donne sur une petite cour, et il y a des travaux dans le bâtiment, mais elle possède une douche bien chaude sous laquelle je me précipite. Le soir, je me fais plaisir avec une salade paysanne et une souris de gigot d’agneau.
La patronne est très avenante. Elle s’intéresse à la Via Francigena pour son côté aventure, partir de chez soi, marcher en solitaire, aller jusqu’à Rome ! et aussi pour l’opportunité économique qu’elle représente. Il n’y a pas encore beaucoup de structures d’accueil pour pèlerins, mais ça se développe. Elle n’est pas inquiète, il y aura toujours des gens qui préféreront l’hôtel aux dortoirs, et puis il y a le restaurant.
De retour à la chambre j’appelle Hélène. Après avoir raccroché je me rends compte que j’ai sans cesse relancé la conversation pour retarder cet instant. Je dois être en manque, j’ai besoin de parler, un effet de ces longues journées sans croiser âme qui vive.
Demain grasse mat’ obligatoire, c’est dimanche et le petit déjeuner n’est servi qu’à partir de huit heures. Heureusement ce ne sera pas une grande étape. Ce sont les journées du patrimoine, une occasion de visiter le château, de prendre son temps. Dans l’immédiat je n’ai pas envie de refaire quarante bornes et de marcher pendant près de dix heures même si la carcasse suit sans rechigner.
415 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 41 aujourd’hui.
Ci-dessous une galerie de photos, d’éventuelles précisions sur des curiosités locales, la navigation vers les étapes suivantes ou précédentes et la possibilité de déposer un commentaire.