Lundi 14 septembre,
26e étape : Saint-Jacques-de-Compostelle est à 1038 kilomètres
8h15 nous quittons l’Abri Pèlerin de Labouheyre, gîte très, très sympathique avec petit-déjeuner, Jacqueline a même préparé un plat spécial pour Monique et une petit boîte pour qu’elle en emporte une partie. J’ai prévu d’aller à Lespéron, à 38 km ; Monique elle s’arrêtera avant, à Onesse. Initialement j’avais prévu de partir en avant mais je sens qu’elle appréhende de se retrouver seule et nous allons faire un bout de route ensemble, cela va la rassurer, lui donner l’impulsion. Il fait beau mais le ciel se couvre légèrement on nous a annoncé que demain le temps allait changer. Un afficheur numérique indique 8°.
Pendant plus d’une heure le chemin emprunte la route de service qui longe l’autoroute puis s’engouffre sous les pins où nous retrouvons les mêmes paysages que les jours précédents : pins, fougères, sables, vestiges de la tempête, zone de travail forestier. Sur ce thème permanent le décor est toujours changeant au fur et à mesure de notre progression, jamais monotone. La forêt m’évoque une carte postale des Landes longtemps punaisée à l’intérieur de la porte du placard de la cuisine. Émigrés en région parisienne nous avions aussi essayé d’acclimater un pin dont nous avions ramené une pousse prélevée dans la forêt. Il avait végété longtemps dans son pot de terre d’abord sur un balcon puis dans le jardin mais sans jamais parvenir à une maturité suffisante pour être transplanté, il devait lui manquer quelque chose d’essentiel. Au détour d’un virage un faisan s’envole, on se croirait à Auffargis. Monique et moi continuons beaucoup à échanger, nous profitons de ces derniers moments communs, elle m’apprend qu’elle fait du yoga depuis plus de 10 ans… je suis vraiment un novice. Elle souffre du poids de son sac sur les épaules. Je lui conseille de porter le poids sur les hanches. Nous nous arrêtons et je lui montre comment régler son sac. Elle est maigre comme un coucou et le serrage de la ceinture ventrale est en bout de course mais apparemment c’est quand même efficace, cela la soulage.
11h30, Escource avec de belles maisons au milieu des chênes lièges. Monique est fatiguée et propose de s’arrêter pour faire la pause casse-croûte. C’est le moment de nous séparer, je préfère avancer, il me reste environ 25 km à faire. Elle s’assoit, je pars. Elle n’est pas très rassurée et j’ai mauvaise conscience mais il faut bien que ce moment arrive et d’après le guide la route jusqu’à Onesse est pratiquement droite, pas idéale pour le moral mais peu de risque d’erreur.
Quelques temps après mon retour de Santiago j’ai reçu un courriel de Monique. Elle m’y apprenait qu’elle était «… arrivée le 21 septembre en fin de matinée à la porte de Saint-Jean-Pied-de-Port. J’étais en joie, transportée, toute légère. Un peu déçue de voir autant de touristes et si peu de pèlerins à cette heure. Cela a changé en début d’après midi, c’était mieux … Quand nous nous sommes quittés, je savais combien il était important, très important que je poursuive seule. J’ai vu ta silhouette longtemps. Au sol les empreintes, je me disais: ce sont peut-être celles de Pierre, ou d’autres et c’était bon. J’ai marché toujours seule. Dans les Landes, j’ai eu faim, des difficultés pour me nourrir avec substance, mais j’y suis arrivée, confiante et je ne me suis jamais sentie seule. Je me suis un peu perdue dans les Landes, dans les sentiers forestiers. J’ai aimé la forêt landaise même monotone. Et les Pyrénées, beaucoup … Comme c’était beau et une invitation au recueillement. Pierre, je te remercie de ta rencontre qui m’a ouvert les yeux, sur le manque de confiance que je pouvais avoir en mes capacités depuis que je suis seule. J’ai appris beaucoup. Merci pour le réglage du sac à dos , je n’ai plus eu mal après … les stigmates aux épaules sont disparus depuis peu...»
Cela m’a beaucoup ému. J’espère qu’elle me pardonnera cette indiscrétion et que son témoignage pourra aider d’autres à se lancer ce défit. Elle m’annonçait également qu’elle allait repartir en septembre continuer le Chemin. Ces nouvelles m’ont fait chaud au cœur. Merci à toi Monique pour ta compagnie et le chemin parcouru ensemble.
Peut-être pour calmer une certaine nostalgie je continue d’une seule traite jusqu’après Onesse que je traverse vers 12h30. Il faut dire que les longues lignes droites sur route pour y arriver m’incitent à accélérer le train. Après Onesse on retrouve les sentiers forestiers. Je m’arrête à l’abri des fougères pour la pause casse-croûte : un bout de pain et une Vache qui rit, restes de mon petit-déjeuner, plus une pomme, ça devrait suffire pour finir l’étape.
14h je repars, le temps se couvre, le bleu est encore majoritaire mais des nuages commencent à s’accumuler. Je m’aperçois par ailleurs que c’est quand même plus simple quand on n’a pas à se soucier de quelqu’un d’autre aussi sympathique soit-il.
Vers15h je quitte la piste herbeuse entre pins et fougères pour suivre une petite route goudronnée peu fréquentée, pour le moment je n’y ai croisé que deux motos, elle aussi entre pins et fougères mais évidemment c’est moins bucolique. Si j’ai bien compris cela va être ainsi jusqu’à Lespéron à 6 km. Dans les Landes c’est souvent comme ça, des grandes lignes droites de 5 km ou plus, qualifiées par les guides de « chemins de grande solitude » . Pour ma part je ne vois pas pourquoi la rectitude d’un chemin génèrerait plus de solitude qu’un autre qui serpente à travers la forêt. Je trouve même qu’il y a un côté excitant à voir ce bout du chemin tout au fond de la ligne droite. Que cela soit droit ou courbe c’est juste un parcours à faire, le reste se passe dans la tête. Le ciel se couvre de plus en plus. Du coup la température et beaucoup plus douce et le soleil cogne beaucoup moins fort ce qui permet d’avancer à un rythme plus soutenu.
En arrivant sur Lespéron on retrouve le maïs. Je découvre une maison en construction dont les murs sont en bottes de pailles, j’en avais entendu parler mais c’est la première fois que j’en vois une, les murs sont très épais un peu comme ceux d’autrefois en terre et en pierre.
16h me voilà à Lespéron. Au centre du village un fronton basque, le premier que j’aperçois. Je suis rattrapé par Étienne un cycliste Belge, flamand, il en est à son 10ème jour, il fonce, il prendra son temps en Espagne. Il va rejoindre le Camino Frances à Puente la Reina en passant par le col du Somport. Il est à la retraite et dit qu’il faut en profiter parce que on ne sait jamais ce qui peut se passer, que quelquefois d’un seul coup on ne peut plus rien faire. On discute un moment, c’est agréable. Il est à noter qu’en général les cyclistes s’arrêtent pour faire un brin de causette avec les piétons, il faut dire que pour eux aussi cela doit être un chemin de grande solitude. Il compte faire étape à Dax. « Buen Camino ! »
Je fais un petit détour par l’église fortifiée avec ses mâchicoulis avant d’aller m’inscrire à la mairie pour la chambre. J’y apprends que des pèlerins dont la description ressemble fort à Christian et Philippe-Alexandre sont passés ce matin ; ils auraient aimé accéder à Internet mais la médiathèque est fermée le lundi. Hier il n’y avait personne au gîte et aujourd’hui je suis seul.
16h15 j’ai la clé. J’entre dans le gîte. Surprise ! Je ne suis pas seul, je viens de faire connaissance avec Philippe-Alexandre. Il a environ la moitié de mon âge et une radio qui hurle (du moins c’est comme ça que je le ressens) : il m’est tout de suite très antipathique. Christian a continué (je le comprends) et ils doivent se retrouver demain à Soustons. Il est en train de cuisiner, je lui demande si c’est son repas de midi ou celui du soir, c’est celui de midi. Cela ne va pas être facile ! A quelle heure va-t-il prendre son repas du soir ? Il a surement été envoyé vers moi pour cultiver mon esprit de tolérance.
La mairie m’a prévenu, le gîte est en cours d’aménagement, mais ce n’est déjà pas si mal ; il y a 5 lits à l’étage, non superposés, et en bas cuisine et sanitaire. Philippe-Alexandre y est chez lui : son matériel de toilette est étalé sur le lavabo, ses provisions sont dispersées dans toute la cuisine, ses livres recouvrent l’unique table et sa radio occupe l’espace sonore et il ne pense pas à me demander si elle me dérange, pour lui cela doit être naturel. J’inspire un grand coup, soyons bienveillant. Bon, voilà encore une fois que je tourne au vieux con. Et puis tout n’est pas à jeter : il m’a proposé de finir ce soir les pâtes qu’il a préparées.
En ville il y a une supérette ouverte où je vais m’approvisionner tout en faisant un petit tour touristique.
Avec Philippe-Alexandre nous vivons en décalé. Cela soulage un peu. Pendant que je faisais mes emplettes il finissait de manger. Maintenant que je mange, à 19h il est absent. Quand je me couche à 20h il rentre et met sa radio, il va manger. Je mets mes bouchons mais le plancher est mince et sans doute que l’idée même m’énerve : je descends pour lui demander d’éteindre, il le fait sans hésiter, il n’y avait simplement pas pensé.
Bref on ne fait pas bon ménage tous les deux, on a pratiquement échangé aucun mot, en tous les cas rien de personnel, j’avoue que le blocage vient de moi. Sur la voie du Puy les pèlerins sont beaucoup plus nombreux et il s’installe tout de suite un respect des autres, on change ses habitudes, en plus il y en qui arrivent déjà de loin, de Suisse, d’Allemagne … qui servent un peu de références, de modèles. Sur cette voie on est souvent seul, sans la contrainte de l’autre, il n’y a donc pas cette formation à la vie communautaire, certains comme Philippe-Alexandre gardent les habitudes de la maison ; heureusement ils sont rares, c’est le premier que je rencontre.
Demain ce sera Souston, dans un village vacances qui accueille des pèlerins. C’est à 4 km en dehors de la ville, une étape d’au moins 40 km, il vaut mieux se reposer, prendre des forces, surtout qu’au bout il y aura sans doute Philippe-Alexandre !