Sur La via de la Plata, de Séville à Santiago de Compostelle
Fuenterroble de Salvatierra, mercredi 15 septembre.
7h15 je quitte l’auberge après un petit-déjeuner non pas spartiate mais frustrant : au niveau énergétique il y avait tout ce qu’il fallait, mais, est-ce l’influence d’Anet l’hospitalière américaine, il n’y avait pas de pain, rien que des trucs genre corn-flakes.
Je pars pour 33 km, le premier gîte à 28 km semble riquiqui, le suivant est plus grand et compte-tenu du nombre de pèlerins présents cette nuit ce sera plus sûr. Ce matin on nous promet une petite grimpette jusqu’au Pico de la Dueña.
Dans une zone aussi aride les supports pour les flèches ou les signes qui balisent le Chemin sont rares. Cela peut-être un rocher ou un arbre mais ils sont parfois à une vingtaine de mètres du sentier et, dans la nuit, même avec une lampe, on passe parfois sans les voir. D’où souvent ces errances du petit-matin. Aujourd’hui ne fait pas exception.
7h45 depuis un bon moment la lampe est inutile, le soleil se lève à ma droite, le paysage est magnifique avec les ombres chinoises d’arbres et de bovins qui paissent. C’est très beau, le paradis avant l’enfer de l’après midi. Le chemin file devant moi à perte de vue. Pratiquement aucun bruit si ce n’est, dans le lointain, celui des troupeaux et quelquefois un rapace. C’est vraiment un des moments de la journée que je préfère, on est en forme, il fait doux, la lumière est belle même s’il fait encore légèrement sombre, on est seul au monde, c’est un vrai plaisir de marcher, d’être là, d’être.
Hier, j’avais croisé deux Espagnoles avant le village où j’ai laissé Guy. Elles sont apparues à l’auberge vers 20h et sont reparties ce matin parmi les premiers. Des femmes persévérantes ou qui savent prendre leur temps.
Le chemin, large, circule tout droit entre deux barrières de fil de fer barbelés pour garder les troupeaux, pas d’abri possible, en cas d’arrêt technique tu ne peux compter que sur ta vue perçante pour te réajuster au bon moment.
Je n’ai plus du tout mal à l’épaule gauche, je peux à nouveau me gratter dans le dos avec délice, côté talon c’est toujours sensible mais pas à la marche, quant à mon dos ça va, rien à voir avec les douleurs de l’année dernière, peut-être un effet de ce sac plus léger ou du yoga. Le ciel semble couvert ce qui, tout compte fait, est une bonne nouvelle.
Sur ce tronçon la voie romaine, la calzada, ainsi que les rebords des antiques trottoirs, ont été bien dégagés, des arbustes poussent de chaque côté, sans doute parce que sous la chaussée le sol est trop rocailleux, et encadrent mon passage, c’est majestueux, je suis un romain.
8h30 je viens d’atteindre une croix à côté de laquelle se dresse une petite hutte ; j’en ai vu des semblables hier, peut-être des abris pèlerin, pour le soleil ou pour bivouaquer. Ou, ne soyons pas égocentrique, un abri pour les bergers. Quelques ruches attestent de l’existence, même éphémère, de fleurs.
9h15 j’avais dépassé le couple d’Allemands rencontré à l’auberge. A une bifurcation, embarqué dans mes pensées je me suis fourvoyé. De loin ils m’appellent et me font de grand signes pour me signaler mon erreur. « Una cerveza ! », je leur dois une bière, ont-ils répondu à mes remerciements. Le marché est honnête.
10h20 je suis au pied de la croix du Pico de la Dueña, dans un champ d’éoliennes dont le bruissement est couvert par celui des nuages de mouches qui tournent autour de moi. La montée était raisonnable surtout à cette heure, en plein cagna cela aurait peut-être été autre chose. On domine désormais une autre vallée et on circule entre des vaches en liberté.
10h40 Aie ! Je viens de tomber, face contre terre. Conscience professionnelle de reporter du Chemin oblige, à peine ai-je pu m’asseoir au milieu du sentier que j’empoigne mon micro : « Gros problème ! Je viens de tomber … ». Mais je ne retrouverai pas trace de cet enregistrement, je devais quand même être un peu sonné.
Donc j’ai trébuché, ça arrive quelques fois sans conséquences, mais cette fois-ci l’autre pied était engagé sous un caillou, et je n’ai pas pu rétablir l’équilibre ; entraîné par le poids du sac j’ai été projeté violemment au sol sans pouvoir rien faire, en une fraction de seconde. Peut-être aussi étais-je un peu éprouvé par la montée. Ça va, j’ai pu me redresser tout de suite. Pas de malaise, la tête ne tourne pas et apparemment rien de cassé. J’ai pensé un moment m’être brisé le nez, mais non, il s’est violemment écrasé sur le sol (heureusement que j’avais perdu mes lunettes!) et il est légèrement coupé sur le côté, mais je peux le manipuler sans éprouver une grande douleur ; le front lui est sans doute éraflé, meurtri, mais le chapeau a bien amorti le choc. Enfin, tout cela me semble-t-il car je ne me vois pas. Ma main gauche saigne, pleine de terre il faudrait que je la nettoie. Dans un geste réflexe elle a dû tenter d’amortir la chute et s’est blessée sur des cailloux. Les Allemands ne sont pas très loin derrière, pendant un moment je pense les attendre pour leur demander de l’aide, mais non, je me sens bien, je reprends mon chemin. Comment soigner tout ça ? Je n’ose pas me servir de mon eau car je suis au milieu de nulle part et il ne m’en resterait plus assez s’il fallait finir à pied. Bon j’avance, heureusement ça descend, je devrais finir par croiser une route où je pourrai faire du stop pour trouver une pharmacie.
Ça y est je suis sur une route. Ma main n’est vraiment pas très belle, et toutes ces mouches qui me tournent autour : il faut absolument la désinfecter un minimum et protéger la blessure. Je m’arrête dans le renfoncement du portail d’une grande propriété. En dégageant une partie de la terre et des petits cailloux incrustés je comprends que ma trousse de secours ne va être à la hauteur, la paume est entaillée profondément et a besoin de points de suture. Moment de découragement, j’envisage d’arrêter le Chemin. Et puis bon, tout n’est peut-être pas perdu, attendons l’avis de gens compétents. Avec un pansement de fortune je reprends ma marche sur le bord de la route délaissant le sentier qui la longe à quelques mètres, je me poste à droite pour une fois. Une voiture finira bien par passer même si jusqu’à présent je n’en ai encore vu aucune.
Un quart d’heure que j’avance en guettant derrière moi. En voilà une ! Je lui fais signe d’arrêter, j’ai enlevé mon chapeau, ma gueule de massacre bien visible. C’est un homme, il ne ralentit pas, je sens qu’il va continuer alors je fais le signe de l’auto-stop avec le pouce : il freine quelques mètres plus loin ! Je cours vers lui. Je penche ma tête à la portière, du coup j’ai oublié tout mon espagnol, « farmacia » lui dis-je en tendant ma main gauche ouverte. Je ne comprends pas ce qu’il répond mais je finis par saisir qu’il veut bien m’emmener. Je charge mon sac. Ma main goutte sur son siège, je suis gêné, il me tend un mouchoir en papier et me dit « hospital Salamanca ». Je proteste, ça va lui faire un grand détour, il m’affirme que non et qu’il faut le faire. Ça me fait tout drôle, je vais sauter une étape, mais j’y avais pensé, à un hôpital, et je n’osais pas le demander cela me semblait abusif. Heureusement, ce nouveau bon samaritain n’a pas hésité. En fait par la route ce n’est pas si loin, c’est plutôt le Chemin qui prend son temps pour se rendre jusqu’à Salamanque. Depuis la voiture je vois tout ce goudron que j’aurais dû arpenter sous le soleil, j’en aurais eu pour un moment, au moins 4 à 5h. Je me remplis les yeux des paysages traversés, peut-être vais-je devoir y renoncer.
A l’hôpital mon généreux chauffeur me dépose aux urgences où je suis tout de suite pris en charge. On me fait passer devant les queues, je n’entends que des « peregrino ha caido, … caido, … caido » [le pélerin a fait une chute], je me demande vraiment quelle tête j’ai. Quelques-un protestent mais un nouveau «… caido !» en pointant ma figure les convint, une vraie star. Deux infirmières me font le grand nettoyage, face, main et quelques éraflures par-ci par-là, puis c’est le toubib : anesthésie locale, extraction des petites pierres et diverses cochonneries puis couture. Ils sont trois autour de moi, sur la fin j’aurais bien accepté une nouvelle petite dose d’anesthésiant, mais un pèlerin souffre (presque) en silence.
Le docteur me demande comment j’envisage la suite. Je me sens bien, les jambes vont bien, la tête aussi, apparemment sans traumatisme, je vais tenter ma chance, je continue… il ne crie pas au fou donc ça doit être faisable. Il me propose juste d’attendre demain matin pour prendre ma décision au cas où il y aurait des problèmes cette nuit et puis il faudra aller tous les jours dans des centres de santé pour refaire mes pansements surtout celui à la main, jusqu’à ce qu’on puisse enlever les points. Il rédige une ordonnance dans ce sens et me donne quelques consignes pour éviter une infection. Pouvez-vous aller jusqu’au refuge à pied ? Oui. C’est loin ? Non, juste à côté de la cathédrale. Il m’accompagne jusqu’à la sortie de l’hôpital pour m’indiquer le chemin à suivre, quel escalier puis quelle direction prendre… Des gens vraiment gentils, j’en suis encore tout ému. Entre parenthèses ma carte européenne d’assurance maladie a été un vrai sésame administratif et je n’ai rien payé.
Sur le chemin de l’auberge je croise une petite fille qui arrive en sautillant. Arrivée à mon niveau elle fait demi-tour et court se protéger dans les jambes de ses parents : je fais peur !
Le gîte n’ouvre qu’à 17h et il aurait fallu arriver plus tôt pour pouvoir y laisser son sac. Je m’installe un moment dans la cathédrale, autant attendre dans un bel endroit, au frais ce qui ne gâte rien. En ville c’est la fête, des marchands de cidre vantent leur produit dans une musique tonitruante à une foule très touristique. Puis je retourne attendre dans le joli jardin qui jouxte le refuge. Un guitariste y répète. Pour ne pas la paniquer j’ai attendu que l’heure corresponde à une fin d’étape avant d’appeler Hélène pour lui annoncer la nouvelle. Elle ne semble pas trop choquée par cette aventure, ou alors elle se maîtrise, peut-être rassurée par le fait que je continue, ce qui ne la surprend pas outre mesure. Il faut dire qu’elle ne me voit pas !
A l’auberge c’est le bazar, il paraît que l’hospitalero est novice. C’est son premier jour de service et il est complètement débordé par des Espagnols qui s’installent en force, déménageant les affaires sur des lits déjà occupés et les réservant pour leur copains qui « devraient bientôt arriver », piétinant allègrement deux règles du Chemin en Espagne : « premier arrivé, premier servi » et « pas de réservation ». Eux, ils sont chez eux, qu’on se le dise. Une cycliste française remet énergiquement un peu d’ordre dans cette jungle. Pour ma part je me suis affalé sur un lit du bas et bien malin celui qui arrivera à m’en déloger, d’ailleurs je m’y endors presque instantanément. Il y a peu de marcheurs, surtout des cyclistes et des touristes qui profitent de l’aubaine pour visiter Salamanque.
Après ce repos réparateur je retourne en ville, il faudrait penser à manger. Sur la Plaza Mayor quelqu’un me hèle. C’est Guy. Il m’invite à boire une bière et me raconte qu’au fur et à mesure de mon passage les têtes se tournaient vers moi : I am elephant man ! Dans le dortoir j’avais remarqué un sac à dos, probablement le sien, je ne suis donc pas surpris de le trouver là. Il est arrivé hier par le bus et repart chez lui demain, toujours par le bus. « Nous n’étions pas sensés nous revoir ! », « C’est le Chemin ! », « Si j’étais superstitieux je dirais que tu m’as porté la poisse avec cette histoire de ne pas se dire au revoir » . Ces retrouvailles me font vraiment plaisir.
Après le repas, de retour à l’auberge, j’appendrai que le médecin qui m’a recousu est passé après son service pour prendre de mes nouvelles. Dommage que je l’aie manqué, on ne rencontre pas tous les jours des gens aussi attentionnés.
Pour Bernard
Bonjour Bernard,
C’est dans les moments délicats qu’on retrouve, enfin, ses amis ;o)
Re: De Fuenterroble de Salvatierra à Salamanque : 15 km + 40 km
Salut elephant man !
La route est pleine de dangers… mais l’homme est courageux 🙂
Pour Jean-Claude
Plus de peur que de mal !
Re: De Fuenterroble de Salvatierra à Salamanque : 15 km + 40 km
Salut Pierre,
Cà, c’est pas une blessure pour faire semblant!….
Pour Hélène
A moins que ce soit juste du cabotinage, ou pour me faire un peu plaindre ;o)
Re: De Fuenterroble de Salvatierra à Salamanque : 15 km + 40 km
J’admire la présence d’esprit qui fait faire quand même des photos-témoignages ;o)