De la embalse de Alcantar à Carcaboso : 51 km

De la embalse de Alcantar à Carcaboso : 51 km

Sur La via de la Plata, de Séville à Santiago de Compostelle

11e jour : Saint-Jacques-de-Compostelle est à 629 kilomètres
[Cliquer sur la carte pour l’agrandir]

Barrage d’Alcantara, dimanche 12 septembre.
7h35 je quitte l’auberge, il fait jour. J’avais envisagé d’aller jusqu’à Carcaboso à une cinquantaine de kilomètres mais je suis un sentimental, Coert et Ramon s’arrêteront à Grimaldo où Ramon va prendre son bus de retour et je vais les accompagner jusque là, ou plutôt jusqu’à l’embranchement vers l’auberge qui est à 3 km hors chemin, puis je poursuivrai jusqu’à Galisteo soit une étape de 38 km.

Certains ont théorisé le Chemin, d’après Coert les 14 premiers jours tu te vides, puis arrivent les émotions et enfin la spiritualité. Pour les deux premiers stades je ne dis pas non, mais je n’ai pas dû marcher assez longtemps pour atteindre le dernier ou alors comme Monsieur Jourdain je la pratique sans le savoir. Coert trouve qu’en général les Français ne parlent pas du tout anglais et il est surpris par ma volubilité. Il est très gentil car en fait mon anglais est très rudimentaire et en plus je ne comprends qu’un mot sur deux de ce qu’il raconte mais on arrive à soutenir une conversation en allant toujours au plus simple.

Pas loin devant j’entends Ramon et Coert qui discutent. Eux aussi ont envie qu’on finissent cette étape ensemble et marchent d’un pas tranquille pour m’attendre. Après avoir résisté un moment à un caillou qui s’était glissé pratiquement dès le départ dans ma chaussure, j’avais dû les laisser partir pour l’extirper et en profiter pour réorganiser mon sac qui me meurtrissait le dos.

Lever de soleilCoert et Ramon

Je ne sais pas comment cela se fait, ils boivent des litres et des litres d’eau, alors qu’hier en route j’ai bu au grand maximum1,5 l, pourtant je me suis arrêté plusieurs fois pour uriner. Eux étaient tellement à cours d’eau qu’ils ont été en demander dans des fermes et Coert a même essayé d’arrêter des voitures, il était au bord du désespoir. Ils n’ont pas de poche à eau, ils boivent à la bouteille, peut-être que c’est moins efficace. De peur de manquer Coert trimbale à bout de bras un sac en toile avec deux grandes bouteilles d’eau. Il est très chargé, 14kg sans l’eau, ça l’épuise et il a décidé d’en renvoyer une partie par la poste.

Le soleil est bien levé, un gros disque rouge surmonte l’horizon.

Hier j’ai terminé « La possibilité d’une île » de Houellebecq . C’est étrange, si par certains côtés ce livre et son auteur m’horripilent, ce bouquin m’a fait forte impression, déclenchant rêves et cauchemars s’entremêlant aux paysages lunaires traversés dans la journée. Il me semble qu’il m’a aidé à progresser sur des questionnements personnels, que j’en ressors plus paisible. Une potion amère.

Avant Cañaveral nous traversons le petit pont médiéval de San Beneto. A la sortie du village un bistrot nous accueille pour une petite pause.

Pont San Benito - CanaveralUn drôle de cheval

Midi, nous nous sommes séparés. Coert et Ramon vont à Grimaldo pendant que je continue vers Galisteo.

En suivant les chèvresLe Chemin

13h20 je repars après une petite heure de repos où j’ai avalé un quart de saucisson, un petit bout de pain sec et une prune, en fait je n’ai pas très faim. Le sac ne me pèse pas. Il fait très chaud. Il doit rester 18km. Il suffit d’y aller.

14h35 j’ai la bouche sèche il faudrait que je prenne l’habitude de marcher la bouche fermée. Il fait un soleil de plomb. En route toujours à peu près la même chose, des chênes lièges, des prairies, des herbes jaunes et au fond la montagne un peu bleutée, avec en prime ici, plein de crottes de biques et des nuées de mouches.

Le plaisir ? Est-ce que j’éprouve du plaisir à marcher ? Il y a ces moments d’exaltation par l’effort réussi, la beauté des paysages, des compagnonnages agréables. Les étapes idéales seraient sans doute de 25 à 30 km. Au-delà ce n’est pas de la souffrance, je n’aime pas ce mot dans ce contexte, disons de l’obstination à continuer, on n’est pas vraiment dans le plaisir on n’est pas non plus dans la souffrance. J’avance sous le soleil avec quelque part cette petite inquiétude : « vais-je y arriver ? Aurai-je assez d’eau ? » Y arriver, je n’ai pas vraiment de doute, mais dans quel état ? Peut-être que le plaisir c’est d’accomplir ses objectifs, de s’être dépassé, d’avoir conquis ces territoires inconnus en soi. Il me tarde bien sûr de toucher au but, de boire quelque chose de bien frais, éventuellement manger un peu puis… peut-être repartir. Je viens de croiser une carcasse d’animal, mais pas de vautour autour, du calme, restons zen.

Un arbre magnifiqueRestons zen

Ce matin il aurait été plus malin de se lever à 5h30 pour faire cette étape, par amitié j’ai perdu une bonne heure de fraîcheur, ça en valait la peine, c’est mon choix.

15h05 la embalse de El Boqueron est à mes pieds et les mouches sont autour de moi. J’ai tenté une pause mais… impossible avec ces bestioles qui se jettent sur moi et essayent de pénétrer dans tous mes orifices.

17h13, Galisteo me fait face. Je ne m’attendais pas à ça, c’est une très belle ville fortifiée. Peu avant il y avait un embranchement où on pouvait continuer tout droit vers la prochaine ville à 9km, mais j’ai vérifié le niveau d’eau dans ma poche, c’étaient les dernières gouttes. Donc pas de choix possible. Il faut que je trouve de l’eau et puis je pense que je vais m’arrêter ici même je ne sais pas si j’aurai le temps de visiter. Sans être épuisé ce fameux plaisir commence à faire défaut. Est-ce une hallucination ? Alors que je monte vers la ville, j’entends de l’eau qui glougloute dans les fossés.

Le CheminAu loin Galisteo

18h55, je quitte Galisteo en direction de Carcaboso à 9 km, je devrais y être dans 2 heures. J’ai bu plus d’un litre d’eau, rempli ma gourde, me suis restauré, je me sens comme neuf. A l’entrée de la ville j’étais tombé sur le restaurant-bar-pension, Los Emigrantes, où après avoir ingurgité une bouteille d’eau j’avais demandé à tout hasard le prix d’une chambre : 20 euros avec toilette et douche communes et 25 en version personnelle. Pourquoi pas ? Au diable l’avarice. Deux lits dans un couloir et les sanitaires au fond dans une sorte de placard. Non, merci. Peut-être avais-je eu tort. Il me faudrait maintenant aller au centre-ville ou … encore plus loin. J’étais revenu au bar faire le plein : une nouvelle bouteille d’eau pour ma poche à eau et une salade mixte dégustée au milieu d’un tournoi de cartes. En ville, une fois les murailles franchies pas grand monde pour m’indiquer un hébergement à part un groupe de pèlerins germaniques, un peu trop chicos à mon goût, qui m’avaient dit être à l’hôtel et que je n’ai pas eu envie de rejoindre. A force de tourner dans les ruelles je m’étais retrouvé sous le porche d’une porte de sortie de la ville, la route m’était montrée : « Allons-y !». En fait intérieurement, depuis ce matin, j’avais déjà décidé que j’irais plus loin. En plus cet après-midi je m’étais fait un contrat : si j’arrivais avant 17h30 à Galisteo et si je trouvais un bar ouvert où je pourrais me restaurer, je continuerais si la forme était là. Toutes ces conditions étaient remplies. J’avais raisonnablement tenté, mollement à vrai dire, de résister mais mentalement j’étais prêt, j’étais déjà en route. Donc j’y vais. Il fait beaucoup moins chaud et je me sens bien, en plus le chemin suit une route goudronnée peu fréquentée, ça devrait bien dérouler.

Cette région est extraordinairement verte, il y a du maïs, des champs verts, des mottes de foins vertes. On croirait avoir changé de pays. En route j’ai côtoyé un moment un petit canal qui doit servir à l’irrigation et c’est efficace. On suit le cours d’une rivière et il y a même des forêts de peupliers. Je ne sais pas si c’est d’avoir bu énormément et frais, mais je transpire à grosses gouttes, l’après-midi la transpiration est immédiatement captée par le soleil et la chaleur ambiante.

Il y avait un choix à faire, 50 km aujourd’hui et 40 demain ou l’inverse. Il y avait bien sûr des options à 20 km, ce qui m’aurait pris 4 jours au lieu de 2. Même si je parle souvent d’apprendre à prendre le temps, cela ne me tente pas, disons que je ne suis pas prêt. Et puis demain cela va recommencer à monter alors qu’ici la tendance est à la descente ce qui est plus favorable au grandes distances.

19h45 Je viens de traverser Aldehuela del Jerde. Des gens mangeaient dehors pendant que je faisais mon paseo. Si le kilométrage indiqué est correct je devrais arriver dans une heure.

Soudain un grand raffut derrière moi, je me retourne, des moutons dans un pré courent vers moi, tous à la queue-leu-leu, en bêlant de plus en plus fort. Je ne sais pas ce que je représente pour eux, j’espère que ce n’est pas mon odeur qui les attire.

20h38, je suis à Carcaboso, seul dans une chambre gérée par le bar la Ruta de la Plata (avec mes lunettes de fortune j’avais d’abord lu avec étonnement la Puta de la Plata!). Il paraît qu’il y a déjà un Français, ça ne m’étonnerait pas que ce soit Guy. Après m’être installé je suis retourné au bar, le patron m’ayant demandé d’y repasser dès que possible pour qu’on discute petit déjeuner et intendance. J’ai commandé une bière et en guise de tapas il m’a donné un oeuf dur !

21h10 je m’allonge un peu. Pendant que je finissais de m’occuper de mon linge une dame âgée, (mais peut-être sommes-nous conscrits !), est arrivée, a versé de l’eau dans une grande bassine et, hop ! elle a empoigné les pièces que j’avais déjà lavées, les y a touillées vigoureusement, pour bien les rincer je suppose, puis après les avoir essorées, les a étendues ; ensuite elle a attrapé les chaussettes que j’avais en main, m’a demandé si j’avais terminé et à mon acquiescement, me les a rendues et d’un doigt impératif m’a sommé de les tremper dans la grande bassine puis de les essorer, elle a ensuite vérifié le travail en les tordant à son tour puis en les tapant sur la rambarde de la terrasse et, satisfaite, m’a délivré un « muy bien ! » gratifiant avant de les pendre au fil. Ensuite elle a accroché mon slip avec quatre pinces à linge, comme si je n’avais plus qu’à sauter dedans, juste au-dessus d’un lampadaire qui se dressait dans la rue sous la terrasse en m’expliquant qu’ainsi, malgré la nuit, il sécherait mieux. J’espère qu’il ne va pas fondre ! A mon arrivée, peut-être à la vue de mon état (je me sentais pourtant bien), le monsieur du bar m’avait accompagné jusqu’à la chambre et avait tenu a m’enlever mon sac à dos, mais comme il s’entremêle toujours avec le micro du dictaphone, la pipette de la poche à eau et la cordelette du chapeau… il avait failli tout arracher. C’est toujours agréable de se faire chouchouter, même vigoureusement. Quand je raconterai ces scènes à Guy, il n’y verra que des gestes commerciaux : briseur de rêves.

Une sonnerie me sort de ma béatitude, c’est Hélène qui entre autres m’annonce la mort de Claude Chabrol. Rattrapé par le monde. Je vais aller me restaurer.

22h55 de retour à la chambre. Au restaurant j’ai trouvé Guy, pas du tout surpris de me voir là. En compagnie de deux Hollandais il finissait son repas. Comme moi il compte aller demain jusqu’à Aldeanueva del Camino à une quarantaine de kilomètres. Nous n’avons pas évoqué le fait de marcher ensemble, nous sommes tous deux indépendants. Les Hollandais visent l’hôtel Asturias ou un autre, près de Caparra, 40 km leur semblent beaucoup.

Les livres des récits de mes marches vers Compostelle

Après leur départ, désormais seul dans la salle, je me suis installé derrière un pilier qui me cachait la télé. Quand le garçon est arrivé il a cru que je jouais mon timide et a voulu absolument que je change de place, que je sois bien, face à la télé, cela n’était que gentillesse, j’ai accepté. Bientôt sont arrivés trois couples puis un groupe de jeunes, tout le monde se connaissait, rigolait, le garçon aussi, il y avait une bonne ambiance. A un moment ils ont voulu changer de chaîne et ont eu l’amabilité de me demander si ça ne me gênait pas. En partant le garçon m’a donné une petite tape sur l’épaule comme si on était copain. Je suis un peu surpris, pas choqué, loin de là, mais je m’interroge. Comment me perçoit-il ? Le patron du bar à mon arrivée, les autres convives du restaurant, Guy, Ramon, comment me voient-ils ? Parce que dans le fond je ne me vois pas du tout, c’est un peu comme les gens disparus, je vois l’image aperçue dans une glace quelque temps auparavant. Je suis, comme tout le monde bien sûr, quelqu’un qui habite dans quelque chose que les autres voient. En fait nous nous présentons aux autres avec ce quelque chose dont nous sommes plus ou moins responsables ; aujourd’hui je suis peut-être plus maigre qu’il y a deux semaines parce que je marche, je ne me rase pas… donc j’ai une certaine action sur ce quelque chose mais dans l’ensemble, la taille, la forme générale on n’y peut pas grand chose. Certes il y a la chirurgie, des chinoises se font couper puis étirer les tibias (ou les fémurs je ne sais plus trop) pour atteindre une taille européenne ; mais pour le bassin ou le crâne ça doit être un peu plus délicat. Et puis dans tous les cas ce sera une autre enveloppe qui même si elle nous satisfait mieux n’en dira pas beaucoup plus aux autres sur ce que nous sommes à l’intérieur. En fait il faut faire avec. Pourtant on arrive quand même parfois à communiquer, à être reconnu à travers cet écran, sinon comment expliquerait-on ces contacts chaleureux ou même plus profonds avec des hommes ou des femmes qui d’emblée ont envie de parler avec vous, envie de communiquer avec ce mec là, dissimulé dans son étrange emballage.

Demain sur la route il n’y a rien avant longtemps, et ici les magasins n’ouvrent pas avant 8h, trop tard pour cette longue étape. Guy a négocié un petit déjeuner à 6h45 avec ma lavandière qui pourra aussi nous vendre des fruits.

 

 
383 kilomètres parcourus depuis Séville

Laisser un commentaire