Lundi 7 octobre.
Trente-septième jour : Rome est à 788 kilomètres.
Il est environ 8 h 30, après un petit-déjeuner dans un bar et un petit tour à l’intérieur de la Basilique San Lorenzo que je n’avais pas pu visiter hier soir me voilà en route. Ce matin il pleuvine. Des gens dans la rue m’ont interpellé pour savoir d’où je venais etc, de façon générale les personnes croisées s’intéressent à la Via Francigena.
Mes compagnons sont en train de faire leurs emplettes, pour ma part je compte appliquer mon plan habituel : faire confiance à la providence pour mettre un bistrot sur ma route, d’une part cela m’allège et d’autre part c’est une occasion pour rencontrer des gens, j’aime bien ces ambiances chaleureuses.
Un peu plus loin, je tente de visiter l’abbaye de Sant’Albino dont on dit qu’elle aurait été fondée par Charlemagne, mais malheureusement elle est fermée. Ce petit détour a permis au reste de l’équipe de me rejoindre.
En route nous croisons un magasin Lidl. J’abandonne mes compagnons : il me faut une serviette. Après bien des hésitations j’en sélectionne une, sûrement pas celle que je transmettrai à mes héritiers, mais elle est légère et ne coûte que 3 €, désormais je vais pouvoir m’essuyer sans utiliser un de mes T-shirts.
Hier soir nous avons eu une discussion au sujet des bâtons de marche. En avoir ou pas ? Et si oui en avoir un ou deux ? Ils en ont tous deux et moi un seul et encore souvent il se prélasse, accroché sur le sac à dos. Pierre argumentait que marcher avec deux bâtons permet de maintenir le dos bien droit. Il a raison. Sans les bâtons, sous l’influence du poids du sac accentué par le déséquilibre inhérent au mouvement de la marche le haut du corps a tendance à rester incliné, entraînant des contraintes musculaires et articulaires dans cette région. En préparant ce voyage, en prévision de la montée au col du Grand-Saint-Bernard, j’avais voulu m’alléger au maximum et j’avais d’abord pensé n’en prendre aucun, mais mon périple sur le Camino Norte m’ayant appris que cela pouvait être fort utile pour tenir les chiens à distance, traverser de petits ruisseaux ou dans les fortes montées, au final j’avais coupé la poire en deux : un seul bâton.
Depuis quelques jours j’ai du mal à régler un conflit entre la ceinture ventrale de mon sac à dos et la ceinture de mon short. Je n’arrive pas à trouver la bonne position. Elles sont toutes les deux à la même hauteur et du coup cela me meurtrit les hanches, du coup la ceinture du sac à dos à tendance à glisser plus bas, n’assurant plus une bonne répartition du poids entre les épaules et les hanches. Sans doute ai-je maigri. J’ai essayé de résoudre le problème en jouant sur les bretelles du sac, mais elles sont en bout de course. Il faut que je trouve une autre ceinture, plus fine, pour mon short.
Un peu plus de 10 heures, je quitte le village de Remondò où j’ai retrouvé les compères qui faisaient une petite pause à côté du cimetière. Nous repartons ensemble.
Cheminements, la série de livres (papier et ebook) relatant mes marches jusqu’à Compostelle est disponible ICI.
En chemin, de part et d’autre d’une route assez importante, deux jeunes africaines assises sur une chaise selon toute apparence attendent le client. On discute un peu, en anglais, elles espèrent pouvoir rejoindre un jour l’Angleterre. Au moins elles ne se sont pas noyées.
Depuis ce matin il n’arrête pratiquement pas de pleuvoir, avec par moment de vraiment gros abats d’eau. J’ai repris un peu d’avance.
Un peu avant midi, à Tromello. Arrivé à la sortie du bourg sans avoir croisé le moindre commerce ouvert, je décide d’abandonner le balisage et de rebrousser chemin en m’orientant vers un clocher, ou plutôt un campanile. Il est grand temps que je me restaure et que je me réchauffe et j’ai bon espoir de trouver un bistrot ouvert à proximité d’une église.
Il est bien là, sous les arcades entourant une grande place. La providence m’a encore souri.
Après avoir tenté d’éliminer toute cette eau en tapant des pieds et en secouant ma cape j’entre en lançant un engageant Buongiorno propre à faire oublier ma dégaine proche de celle d’un SDF puis me dirige vers le comptoir où on m’accueille comme d’habitude avec un grand sourire et où après quelques tâtonnements linguistiques j’arrive à commander mon menu habituel : sandwich et coca.
Pendant que dans un coin mon sac à dos trône au milieu de la flaque qu’alimente ma cape qui dégouline, je vois passer mes compagnons qui vont sans doute manger un peu plus loin, peut-être sous les arcades.
Un homme entre et vient directement vers moi :
« — Vous êtes pèlerin ?
— Oui
— Vous avez une crédentiale ?
— Oui
— Je reviens… »
Tout ça en italien évidemment…
Dix minutes plus tard le revoilà avec un tampon qu’il appose sur ma crédentiale, un certificat de passage dans la ville de Tromello et un petit badge. Délicate attention.
Ciao, Arrivederci, il est temps de reprendre la route, échanges de signes de mains et de sourires. Il pleut toujours. Allez, on y va !
Ils ne sont pas tous beaux ces bistrots, mais je m’y sens accueilli, presque materné, des petits îlots d’humanité qui jalonnent cette longue marche en solitaire.
Dehors je retrouve mes compagnons qui déjeunaient effectivement sous les arcades et qui avaient reçu les mêmes attentions !
À Garlasco, un peu avant 14 heures, l’arrivée étant proche malgré la pluie, je décide de faire un détour par la basilique de La Madonna della Bozzola.
En route on longe essentiellement un canal qui par moments sent l’eau croupie. C’est très joli mais malheureusement il pleut, il pleut. Un peu plus loin mon nez est à nouveau fortement sollicité : je viens de croiser une chèvrerie ; il y avait aussi un âne. Tous les sens sont en éveil.
15 h 15, j’arrive à Gropello sous une pluie battante qui n’a pas cessé de tout l’après-midi.
À l’auberge « Italia » je suis accueilli comme un grand seigneur : on m’aide à enlever ma cape qui dégouline et à déposer mon sac puis on m’invite à m’asseoir tout en me proposant à boire « eau ou expresso ? ». Ma cape et mes chaussures (j’allais dire mes chausses) sont emportées à la chaufferie pour y être mises à sécher, et on m’offre de ramasser puis de laver tout mon linge sale après ma douche. Enfin on m’accompagne dans ma chambre où mon sac m’a précédé : très belle chambre, très spacieuse, nous y serons trois. Royal !
À Tromello on nous avait annoncé du mauvais temps jusqu’à la fin de la semaine ce que l’aubergiste me confirme. Il m’apprend qu’en Toscane c’est un vrai déluge au point que des gens ont été emportés par des torrents de boue. Inquiétante perspective.
Mes compagnons sont arrivés environ une demi-heure plus tard. Leur guide leur avait prescrit un autre itinéraire.
Compte tenu du temps, nous avons décidé de rester à l’abri et de profiter de l’offre de restauration de l’auberge dont le patron nous fait tout un mystère.
Là encore ce fut fastueux. Tout d’abord Paul nous offrit l’apéritif, un vin blanc frizzante recommandé par le patron. Puis ce fut le repas servi par le patron apparu revêtu d’un tablier à carreaux écossais, et son frère, tous deux nous jouant une sorte de duo, le premier dans le rôle du Clown Blanc et le second dans celui de l’Auguste. Il y eut d’abord du risotto aux cèpes largement et théâtralement arrosé de grappa, puis une salade au vinaigre balsamique, ensuite de la viande, du gibier, et enfin un désert.
Pour nous être agréables et aussi parce qu’il y avait une partie de leur famille qui mangeait dans la salle nos hôtes ont allumé la télévision où se déroulaient les actualités régionales dont une large partie était consacrée à la nomination d’un nouvel évêque à Pavie, chose me semble impensable chez nous. Sinon, nous étions les seuls convives, mis à part quelques personnes qui s’installaient chacune à leur tour pour manger rapidement, sans doute le personnel de cuisine.
Pendant l’apéritif Pierre a demandé à la maman des deux frères que nous avait présentée le patron, si elle pouvait nous prendre en photo. Elle a gentiment accepté, mais elle ne devait pas en avoir l’habitude. Dans un premier temps elle a tourné l’objectif vers elle, Pierre l’a aidée à le remettre dans le bon sens et lui a indiqué le bouton à presser pour prendre la photo. Elle a appuyé tellement énergiquement sur le déclencheur que l’appareil a fait un débattu de 50 centimètres. En reprenant l’appareil Pierre a dit très poliment que la photo était très réussie et en se retournant vers nous il a fait un petit signe signifiant « il n’y a rien ».
C’était très bon et très chaleureux, même si nous comprenions bien qu’ils voulaient nous impressionner, nous séduire, qu’ils espéraient que nous les recommanderions à d’autres pèlerins. À un moment le patron nous a tendu un Livre d’Or… très clairsemé. Ils doivent essayer de relancer l’affaire en espérant une revitalisation du tourisme dans la région grâce à la Via Francigena. Dans tous les cas, chambres, repas, service sont impeccables. Il faut bien reconnaître qu’ils font preuve d’inventivité. Un bon moment et sans conteste, une bonne adresse !
D’après mes calculs j’aurais parcouru mille kilomètres depuis la maison. Sans doute le sentaient-ils d’où cet accueil extra-ordinaire !
1000 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 26 aujourd’hui.