Jeudi 3 octobre.
Trente-troisième jour : Rome est à 903 kilomètres.
Hier soir mes compagnons m’avaient invité à partager leur repas et ce matin, n’ayant pas fait de provisions la veille, j’ai de nouveau été convié à partager pain et confiture. C’est très généreux, il va falloir que je me rattrape.
9 h 20 nous sommes partis ensemble de chez Aquilla vers 8 heures. Après avoir rejoint la Via Francigena en longeant la voie ferrée, itinéraire recommandé par notre hôtesse pour éviter de repasser par le centre-ville, le chemin est devenu très escarpé et notre groupe a commencé à s’égrener. « Sens-toi libre de partir en avant, nous n’allons pas au même rythme » m’a dit Odile ce matin. De toute façon on se retrouvera ce soir, nous faisons tous étape à Ivrea au refuge « Salesiano ».
De fait, même si nous ne marchons pas à la même allure, nous nous retrouvons tous les soirs au même endroit et c’est souvent eux qui arrivent les premiers, soit parce que je me suis égaré en route, soit parce que je me suis attardé pour profiter de l’instant. Dans la région le terrain est trop accidenté pour que je puisse prolonger l’étape jusqu’au refuge pèlerin suivant. Hier ils m’ont proposé de réserver ma place en même temps que les leurs, ce serait plus simple, Paul parlant couramment l’italien, et plus économique, au moins pour moi, puisque Pierre et Paul ont eu la bonne idée, contrairement à moi, de prendre une carte téléphonique italienne ce qui revient beaucoup moins cher en communication. Me voilà à nouveau redevable.
Si par moment je sens des petites tensions dans leur groupe, tensions bien compréhensibles après tous ces jours à vivre ensemble, à tout partager, pratiquement 24 heures sur 24, ils les surmontent, confirmant ainsi la cohésion de leur équipe et le choix qu’ils ont fait de voyager ensemble. Ils sont de bonne compagnie et très généreux, mais quelque part je me sens comme enfermé, bientôt ce sera la plaine et ce sera l’occasion de faire vraiment la différence. Comme on dit « Il n’est de si bonne compagnie qui ne se quitte ».
Le ciel est très couvert. Cette nuit il a plu, l’herbe des sentiers est mouillée et glissante. Le chemin monte et descend à travers les vignes sur treille supportées soit par des piliers en bois, soit des colonnes en pierre ou plus prosaïquement en béton, quelquefois même il passe dessous les treilles, pas de place perdue. C’est un peu casse-pattes, mais il faut reconnaître que c’est beau. Sous le soleil cela doit être magnifique, mais peut-être un peu plus éprouvant. Cela me rappelle mon arrivée à Compostelle par la Via de la Plata sous des treilles et des trombes d’eau, la pluie en moins fort heureusement.
Mes collègues disent que leur sac pèse dix kilos. Même s’ils peuvent se répartir la charge de certains équipements, la pharmacie de premier secours par exemple, j’ai du mal à comprendre comment ils font quand je vois ce qu’ils transportent : des livres, des pots de Nescafé, du sel, de l’huile, le reste de vin du repas d’hier soir, il faut croire que leurs vêtements sont beaucoup plus légers que les miens.
Je viens de traverser le village de Carema qui donne son nom à un vin réputé de dénomination d’origine contrôlée. Il y avait un café-bar-trattoria où j’espérais trouver un sandwich, mais malheureusement fermé.
Environ 10 heures c’est au tour de Torredaniele avec son camping, son clocher, le campanile, qui comme souvent ici se dresse bien distinctement à côté de l’église et ses petites ruelles aux allures moyenâgeuses. Mais toujours pas de sandwich.
Un peu plus loin, à Cesnola, c’est en passant à travers une arche sous le clocher de l’église « di sant’Agata » que le chemin continue sa route au milieu des vignes. Bientôt j’arrive à Settimo Vittone où on accède par une petite route empierrée bordée d’énormes stèles représentant les stations du Chemin de croix, au site du baptistère San Giovanni et de l’église San Lorenzo aux fresques renommées mais malheureusement fermés. Un peu plus loin un homme sort de chez lui et me lance « Roma ? », je lui réponds « Oui », « Pas aujourd’hui ! » me renvoie-t-il avec un clin d’œil.
Le chemin se poursuit par des sentiers étroits toujours au milieu des treilles chargées en général de grappes de raisin, mais aussi quelques fois de kiwis, puis traverse des ruines, longe des sites d’accrobranche, dominé par le château de Montestrutto. On se croirait dans un grand jeu de labyrinthe, c’est l’aventure !
12 h 30 je quitte le bar du Vertical Rock à Montestrutto où j’ai savouré un panini arrosé d’un coca. Avec ma chemisette je détonnais un peu au milieu de tous les anoraks, mais du coup tout le monde m’avait identifié comme « pellegrino ». Une des clientes, dans un mélange d’italien et d’anglais, assistée par la serveuse qui pointait du doigt un dépliant sur la Via Francigena, m’a fait comprendre que son mari était en train d’y marcher. L’ambiance était très chaleureuse et paisible jusqu’à ce que le niveau sonore monte brutalement quand un joyeux groupe venu prendre des cours d’escalade a débarqué. Mais je ne suis pas en manque de silence.
Avant de tomber par hasard sur le bienvenu Vertical Rock j’avais été tenté par un autre bar annoncé par un panneau qui proclamait « Bar Via Francigena à 150 m ». Ils avaient oublié de préciser qu’il s’agissait de 150 mètres de dénivelé, j’exagère peut-être un peu, mais de toute façon il était fermé et j’avais dû rebrousser chemin. D’après le guide je n’en serais qu’à la moitié de l’étape, je n’avance pas.
Je viens d’endosser ma cape le temps de me re-réchauffer. Au départ ce matin, comme le temps menaçait, tout le monde avait mis son coupe-vent et son sur-sac et moi ma cape. Aquilla en me voyant avait dit « Oh ! On dirait un pauvre… ».
13 h 30 je suis à Borgofranco d’Ivrea. La ville est déserte, cela doit être l’heure du repas ou de la sieste. Il resterait un peu moins de 8 km. Le coca fait des ravages sur ma vessie, je suis obligé de me soulager discrètement dans une ruelle.
14 h 45 je serais à Via Bienca. Enfin je crois. En fait je me suis complètement planté. Cela faisait un moment que je ne voyais plus de balises. Je demande mon chemin à des passants qui me proposent de, soit faire demi-tour et redescendre dans la vallée, soit monter jusqu’à une petite chapelle qu’on aperçoit au loin et qui me parait bien haute, mais accessible, puis tout droit jusqu’à Ivrea. Je choisis cette option. On verra bien. Tant que faire se peut, ne pas revenir sur ses pas. Le GPS de mon téléphone m’annonce une heure et demie de marche, je ne me suis pas autant écarté que je le pensais, cela correspond à peu près à l’heure d’arrivée que j’avais estimée en sortant du Vertical Rock.
15 h 15 je longe le lac Sirio. Mon GPS me propose deux trajets, un par la route SP75, et l’autre, un peu plus long et plus escarpé, qui fait le tour du lac. J’opte pour ce dernier, ce sera moins dangereux, et plus bucolique. Des couples s’y promènent, l’un d’eux m’arrête et engage la conversation. Selon eux il resterait environ 700 kilomètres pour atteindre Rome, ils sont un peu optimistes, mais je le prends comme un encouragement surtout qu’ils me disent, au risque de heurter ma modestie, admirer mon courage, même si l’homme ajoute malicieusement que je dois avoir beaucoup de péchés à me faire pardonner pour entreprendre ce voyage. Courage est un mot qui revient souvent dans ce genre de rencontre, mais pour moi le courage c’est de décider d’affronter, parfois avec une part d’inconscience, un danger, une situation à risque dont on n’est pas certain de triompher. Si ces circonstances se présentent parfois dans ces périples, sinon où serait l’aventure, c’est heureusement fort rare. Ce qui motive c’est le désir d’atteindre le but, de se surpasser, et la plupart du temps il suffit de mettre un pied devant l’autre comme le dit la chanson. Ce petit détour valait bien un petit effort supplémentaire.
Un peu avant 16 heures je récupère la Via Francigena que j’abandonne rapidement pour me diriger vers le refuge pèlerin un peu excentré dans Ivrea. J’y retrouve avec plaisir mes collègues arrivés depuis plus d’une demi-heure. Cette fois fini les chambres particulières, alors que l’établissement a l’air désert, c’est dans un dortoir de trois lits superposés à deux places que notre réservation groupée nous fait atterrir et où, arrivé bon dernier, il ne me reste qu’un lit du haut, mon cauchemar.
Une fois nos marques prises nous partons faire un petit tour touristique de cette ville très riche en monuments. nous y croisons les Brésiliens qui eux sont au « Club canoë » semble-t-il moins onéreux. Ensuite repas dans une trattoria où nous retrouvons les Brésiliens qui comme d’habitude préfèrent manger à part. Qui paye ses dettes s’enrichit, j’ai payé le vin. Ma consommation a été modérée : mieux vaut que cette nuit je n’aie pas à descendre précipitamment de mon perchoir !
882 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 23 aujourd’hui.
Ci-dessous une galerie de photos, d’éventuelles précisions sur des curiosités locales, la navigation vers les étapes suivantes ou précédentes et la possibilité de déposer un commentaire.